Norbert Spehner explore ici le succès des romans IXE-13, espion canadien-français et héros de fascicules, créé par Pierre Saurel. Son succès, renforcé par le film de Jacques Godbout (1972), contraste avec la rareté des récits d’espionnage au Québec.
IXE-13, ou la fabrication d’un mythe populaire canadien-français
Dans le paysage littéraire québécois, souvent dominé par les œuvres réalistes, religieuses ou nationalistes des années 1940 et 1950, les romans de la série IXE-13 occupent une place à part — dédaignés par l’intelligentsia, adulés par les lecteurs ordinaires. Créé par Pierre Saurel (pseudonyme de Pierre Daignault), ce personnage d’espion canadien-français incarne un mythe populaire forgé à même les aspirations, les peurs et les contradictions d’une société encore en pleine quête de modernité et d’affirmation identitaire.
Jean Thibault, alias IXE-13, se présente comme le parangon du citoyen exemplaire : courageux, moral, discipliné, patriote. Mais c’est un patriotisme bien particulier, typiquement canadien-français, enraciné dans les valeurs catholiques, le respect de l’autorité, et une forme de conservatisme moral. Là où James Bond exhibe cynisme, luxe et conquêtes, IXE-13 reste modeste, fidèle, et profondément ancré dans le réel québécois. Il ne sauve pas seulement le monde : il sauve le Canada de la contamination étrangère, que ce soit par les Nazis, les communistes ou les espions russes.
On a souvent taxé IXE-13 de littérature de bas étage. À tort, si l’on considère que cette production, distribuée en fascicules dans les pharmacies et les dépanneurs, a su captiver un lectorat populaire qui se reconnaissait dans les valeurs et le langage de l’espion national. Le style est simple, les intrigues convenues, les personnages archétypaux. Mais c’est justement ce format répétitif, presque rituel, qui donne au récit sa fonction performative : chaque roman d’IXE-13 reconduit un monde où le bien triomphe, où le héros reste pur, et où l’ennemi est clairement identifiable.
Apparue dans les années d’après-guerre, la série IXE-13 agit comme un exutoire face à l’émergence de la guerre froide, de la menace atomique et des bouleversements sociaux à venir. Elle offre un univers manichéen rassurant, où les agents doubles sont toujours démasqués, où la science est maîtrisable, et où le Canada demeure un rempart moral contre les forces du désordre international. Le Nord canadien, souvent mobilisé dans les intrigues, devient un espace symbolique : la dernière frontière d’un monde encore intact, protégé par l’œil vigilant de son plus fidèle serviteur.
Aujourd’hui, la figure d’IXE-13 apparaît comme l’ultime sursaut d’un nationalisme conservateur pré-révolutionnaire. Dès les années 1960, le héros semble anachronique, dépassé par la modernisation accélérée du Québec. Pourtant, c’est précisément cette tension entre le monde qu’il incarne et celui qui vient qui fait de lui un objet de lecture fascinant. Il est un héros de transition, porteur d’un imaginaire sécurisant que la modernité finira par rejeter, mais dont les traces subsistent dans une mémoire culturelle collective, parfois teintée de nostalgie.
IXE-13 n’est pas qu’un espion au service de la nation : il est le produit d’un Québec en mutation lente, entre fidélité à ses valeurs fondatrices et ouverture contrainte à l’international. Si la série a sombré dans l’oubli littéraire, elle n’en demeure pas moins un formidable révélateur des tensions idéologiques d’une époque. À ce titre, elle mérite d’être relue non pas comme un chef-d’œuvre littéraire, mais comme une archive vivante de l’imaginaire populaire québécois d’avant la rupture de la Révolution tranquille.
© Texte : Photo|Société, 2025

