Récits visuels

1. Résumé introductif

Cette image, prise dans un EHPAD ou CHSLD moderne, capte un instant suspendu : une préposée nourrit un homme âgé, diminué, les yeux rivés vers sa soupe… ou peut-être vers un souvenir lointain. À première vue, c’est une scène anodine, presque douce. Mais regardez bien : elle dit tout d’une société qui soigne en serrant les dents, qui accompagne en protocolisant, qui aime à distance. Comme dirait Michel Foucault, « la médecine n’est pas seulement une technique de soin, c’est une modalité de pouvoir ».


2. Idéologème dominant et récits opposés

ÉlémentContenu
Idéologème dominantHumanisme compassionnel encadré
Récits opposésAutonomie radicale des aînés – Critique de l’infantilisation institutionnelle
Niveau de tension idéologiqueModéré (3/5)

3. Structure idéologique de la photo (par syntagmes)

SyntagmeDescription fonctionnelleContenu identifié dans la photo
[M] – Syntagme CadreDélimite l’espace et l’ambiance globaleSalle à manger institutionnelle, lumineuse, stérile, impersonnelle
[O] – Syntagme ObjetCe qui est mis en scène matériellementBol de soupe, cuillère, uniforme de la soignante
[I] – Syntagme InteractionRapport entre les corpsLa soignante nourrit l’homme, regard doux et geste lent, patient passif
[S] – Syntagme SujetQui est au centre de la scèneL’homme âgé, regard vers le bas, peu expressif, en retrait
[A] – Syntagme ActantQui agit / faitLa soignante, en posture active, bienveillante, contrôle la scène
[T] – Syntagme TemporalitéIndice de moment ou de duréeInstant suspendu du quotidien – hors du temps narratif classique
[V] – Syntagme ValeurNorme, morale ou jugement impliciteValorisation du soin attentif, de la patience, de la dignité humaine encadrée
[X] – Syntagme TensionCe qui dérange ou résisteDépendance du vieillard – perte d’autonomie, dissolution du sujet actif
[Z] – Syntagme SémiotiqueSymboles, couleurs, compositionUniformes clairs, couleurs froides, arrière-plan déserté : isolement et normalisation

4. Analyse argumentative (tableau des procédés rhétoriques)

Procédé rhétoriqueManifestation dans l’imageFonction argumentative
Métonymie du soinLa cuillère devient symbole de dépendanceCondensation visuelle de l’acte de nourrir
Symétrie compositionnellePersonnages centrés à table, décor vide autourAccentue l’intimité vs l’institutionnel
Dédramatisation visuelleLumière douce, geste lentRend acceptable une scène de perte de contrôle individuel
Évidence photographiqueCaptation d’un instant réelValorise l’expérience vécue et rend la scène universelle
Contraste affectifSoignante souriante vs homme absentMet en tension la relation aidant-aidé

5. Interprétation sociologique

Cette photographie illustre avec acuité la tension constitutive du soin institutionnalisé contemporain, situé à l’intersection entre l’éthique relationnelle du soin (care) et les logiques gestionnaires de la biopolitique. Elle donne à voir, sous une apparente banalité, la scène paradigmatique d’une dépendance organisée, à la fois ritualisée, encadrée et esthétisée.

L’homme âgé, au regard baissé, figure le sujet affaibli, réduit à un rôle passif dans une mise en scène codifiée de l’assistance. Il s’apparente à ce que Goffman désignait comme un « patient total » dans une institution totale : un individu dont les choix, les gestes et jusqu’à la temporalité même sont absorbés dans un cadre prescrit par l’institution. Ce que cette image documente, ce n’est pas une interaction spontanée, mais une chorégraphie de gestes imposés — un script de la vulnérabilité.

Face à lui, la soignante incarne la dimension morale du soin, telle que conceptualisée par Joan Tronto : attention, responsabilité, réceptivité aux besoins d’autrui. Mais cette relation n’échappe pas aux logiques d’asymétrie : elle est une actante dans un système qui produit et reproduit la dépendance tout en la rendant acceptable par la douceur de ses gestes. Ce paradoxe est au cœur du soin néolibéral, qui transforme l’obligation morale en prestation standardisée, et la compassion en ressource managériale.

L’environnement architectural participe également de cette mise en tension : la salle vide, uniforme, aseptisée, évoque un espace où le temps est suspendu et les affects neutralisés. L’arrière-plan sans chaleur humaine rappelle la critique de Hartmut Rosa, pour qui la modernité accélérée génère des mondes sans résonance, c’est-à-dire des contextes où les individus ne peuvent plus entrer en relation véritable avec leur environnement. Ici, le cadre institutionnel semble empêcher toute forme de résonance affective durable, toute possibilité d’expression d’un « soi social » actif.

L’image, dans sa composition et son contenu, rend visible un ordre social implicite : celui dans lequel la fragilité des corps vieillissants est gérée plutôt que reconnue dans sa pleine humanité. Elle invite à repenser les finalités du soin : est-ce un moyen de préserver la dignité ou de la déléguer au fonctionnement d’une structure ? À quel moment le soin devient-il un outil de contrôle doux, de régulation silencieuse, voire d’infantilisation normalisée ?

À travers cette scène apparemment paisible, la photographie soulève donc une interrogation plus large sur notre rapport collectif à la vieillesse, à la dépendance et à la manière dont la société — tout en se donnant des airs de bienveillance — organise l’invisibilisation des sujets en fin de parcours.


6. Analyse prédictive

Prolongement idéologiqueHypothèses de mise en œuvreEffets sociopolitiques anticipés
Valorisation du soin compassionnelRenforcement des formations en éthique du care dans les institutionsHumanisation partielle des services, réduction du sentiment d’abandon
Normalisation de la dépendance des aînésMultiplication des centres de soins et du personnel auxiliaire forméRenforcement de l’institutionnalisation, dilution de la subjectivité des patients
Invisibilisation des tensions structurellesCommunication visuelle douce, axée sur les gestes bienveillantsMasquage des enjeux économiques, politiques et affectifs du vieillissement

7. Comparaison structurelle du récit proposé et des récits opposés

SyntagmeRécit proposé (institutionnalisé)Récit opposé (autonomie radicale)
[M]Cadre institutionnel rassurantCadre domestique, personnalisé
[I]Interaction verticale soignant-aidéInteraction horizontale entre égaux
[S]Sujet passifSujet actif, maîtrisant son autonomie
[V]Valeurs de compassion et sécuritéValeurs de liberté et d’autonomie
[Z]Sémiotique du contrôle douxSémiotique de la liberté choisie

8. Conclusion

Cette photographie fonctionne comme un révélateur silencieux des paradoxes du soin en milieu institutionnel. Derrière la douceur du geste et la propreté du cadre, se devine une tension entre encadrement bienveillant et effacement de la subjectivité. Ce cliché condense la condition contemporaine du vieillir : prise en charge, oui, mais au prix d’un abandon de la maîtrise symbolique de soi. À travers cette image, se dessine une société où l’humanité du geste tente de pallier les limites d’un dispositif organisationnel essentiellement normatif.


9. Sources consultées

  • Goffman, E. (1961). Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux.
  • Tronto, J. (1993). Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care.
  • Rosa, H. (2016). Résonance. Une sociologie de la relation au monde.
  • Foucault, M. (1975). Surveiller et punir.
  • Mol, A. (2008). The Logic of Care: Health and the Problem of Patient Choice.