1. Résumé introductif

Cette photographie saisit un segment du parc linéaire de la Rivière Saint-Charles, à proximité immédiate du Bassin Louise, dans la ville de Québec. On y découvre un passage piéton encastré entre deux murs de béton recouverts de graffitis, menant vers l’édifice vitré de la SAAQ. L’image met en tension deux registres urbains : au premier plan, un espace dégradé, marqué par l’usure, les déchets et l’abandon ; à l’arrière-plan, la froide clarté d’une architecture institutionnelle, distante, presque indifférente. Entre ces deux mondes, un gouffre symbolique se creuse — celui qui sépare la ville traversée de la ville représentée.

Crédit photo : Pierre Fraser, 2021.

2. Idéologème dominant et récits opposés

  • Idéologème dominant : Ville fragmentée, gestion urbaine par le retrait
  • Récits opposés :
    • Ville intégrée, pensée pour le lien social
    • Ville esthétique et sécurisante
  • Niveau de tension idéologique : 4 / 5 — Tension marquée entre abandon physique des lieux et promesse de proximité sociale dans les discours de réaménagement urbain.

3. Structure idéologique du récit visuel

SyntagmeDescription
[M] MilieuCouloir urbain étroit, encadré par deux murs tagués et souillés, vestige d’un espace utilitaire devenu zone de transit marginalisée.
[O] ObjetTrois poteaux noirs à bandes jaunes et résidus de plastique, symboles d’une gestion minimale et dysfonctionnelle.
[I] IdentitéAbsence humaine ; l’espace est désaffilié, délaissé par tout usage communautaire ou relationnel.
[S] SujetL’usager potentiel, non représenté, est un sujet empêché, repoussé ou toléré, mais jamais accueilli.
[A] ActionAucune action apparente ; stagnation et traces d’usure. Le passage est visiblement emprunté, mais sans soin.
[T] TemporalitéDébut du printemps ; lumière vive du fond contrastant avec l’ombre du corridor. Rupture entre deux temps : l’abandon présent et une ville en vitrine au fond.
[V] ValeurL’image propose une critique implicite d’une urbanité sélective : ce qui est vu de loin (l’immeuble vitré) s’oppose à ce qu’on traverse réellement.
[X] TensionForte tension entre espace vécu et espace projeté. L’arrière-plan lisse et moderne est inatteignable, séparé par un couloir de relégation.
[Z] Syntagme sémiotiqueGraffitis, débris, marquage au sol, poteaux tordus — autant de signes d’un territoire sans hiérarchie formelle, mais saturé de traces sociales informelles.

4. Analyse argumentative

ProcédéFonction
Opposition visuelleConfrontation entre la lumière en fond et l’ombre au premier plan pour accentuer le contraste symbolique.
Évidement humainL’absence de personnes signale un vide de sens ou d’usage, une négation du sujet.
Accumulation de signes de dégradationRenforce l’idée d’un abandon ou d’une marginalisation de l’espace.
Perspective fuyanteEncourage une lecture vers l’avant, vers une sortie… jamais atteinte.

5. Interprétation sociologique

La photographie nous expose, sans fard ni effet de cadrage séduisant, un pan souvent invisible de l’expérience urbaine : celle des espaces résiduels, interstitiels, où la ville ne se raconte plus — ou ne veut plus se raconter. Ce passage étroit, encaissé entre deux murs, couvert de graffitis et de déchets, constitue ce que Marc Augé qualifierait de non-lieu, non pas parce qu’il serait sans histoire, mais parce qu’il est vidé de toute reconnaissance institutionnelle ou symbolique. Il n’est ni place publique, ni lieu de rencontre, ni espace scénique de la ville contemporaine. Il est, au contraire, un couloir de transit sans sujet, sans sujet reconnu du moins.

En termes goffmaniens, il s’agit d’un espace backstage, un arrière-plan spatial de la ville néolibérale. Là où les façades vitrées des tours modernes (visible au fond de l’image) jouent le rôle de scène (frontstage), où la transparence architecturale suggère contrôle, ouverture et rationalité, ce passage incarne son envers : l’improvisé, l’usé, le négligé. Ce n’est pas un espace pensé pour être vu, mais pour être traversé — sans regard. Goffman aurait pu y voir une scène secondaire, un lieu où les identités sociales se suspendent temporairement, où les rôles sont flous, les normes atténuées, voire absentes.

À travers le contraste brutal entre l’architecture vitrée au loin et la décrépitude du premier plan, on assiste à une désarticulation de la ville comme projet unitaire. Hartmut Rosa, dans sa critique de la modernité accélérée, évoque une « perte de résonance » entre les individus et leur environnement. Ce lieu en est une illustration parfaite : il n’invite à aucun lien, il ne parle à personne. Il impose silence, solitude et méfiance. Il n’a pas de rythme, pas de tonalité propre, pas de mémoire instituée. Il est l’archétype du lieu qui résiste à l’appropriation sensible.

D’un point de vue bourdieusien, ce type d’espace peut être lu comme un symptôme de domination symbolique spatiale. La ville, en tant qu’espace social, est toujours structurée selon des hiérarchies invisibles : certaines zones sont légitimées, valorisées, d’autres sont reléguées. Ce passage correspond à cette dernière catégorie : il incarne ce que Loïc Wacquant appellerait une zone de relégation urbaine, même si elle se trouve en plein cœur d’un tissu central. On y perçoit les effets concrets d’une gouvernance urbaine différenciée, dans laquelle les lieux perçus comme secondaires ne reçoivent ni soins, ni esthétique, ni reconnaissance symbolique.

De façon plus contemporaine, l’approche d’Ananya Roy sur la subaltern urbanism éclaire aussi ce type de scène. Le passage n’est pas un oubli : il est une construction active de la négligence. Il est toléré comme zone d’ombre dans le récit lumineux du progrès urbain. Il est la condition de possibilité du récit de la ville « intelligente », propre et connectée. En cela, l’espace devient politique — non pas par ce qu’il montre, mais par ce qu’il ne permet pas : il ne permet ni le séjour, ni l’échange, ni la contemplation. Il est littéralement un anti-espace de la démocratie urbaine.

Enfin, si l’on adopte la grille d’analyse d’Axel Honneth sur la lutte pour la reconnaissance, ce lieu manifeste une défaillance profonde de reconnaissance spatiale. Il ne reconnaît ni l’usager, ni le passant, ni même les formes minimales d’existence urbaine. Il est déni d’attention. Le traitement de ce lieu en dit long sur les populations qu’il accueille en creux — marginalisées, hâtives, invisibilisées. La fragmentation physique du territoire se double ainsi d’une fragmentation sociale, affective et symbolique.

Typologie des effets
sociotechniques constatables

EffetDescription
Effet de simulationL’arrière-plan vitré produit un effet de modernité, mais il est déconnecté du sol vécu.
Effet d’invisibilisationL’absence humaine n’est pas naturelle : elle est produite par le désintérêt structurel de l’espace.
Effet d’épuisementL’usure du lieu, les détritus, les graffitis ne traduisent pas la vitalité, mais le retrait du soin.
Effet de relégation spatialeL’espace agit comme filtre : ce que la ville ne veut pas montrer passe ici — sans accueil.

Mise en tension avec les idéaux
normatifs du travail urbain

Idéal normatifTension observée
ReconnaissanceL’espace est anonyme, il ne reconnaît pas l’individu.
SubjectivationAucune possibilité d’y inscrire un récit personnel ou collectif.
Récit identitaireLieu sans histoire commune ni narration lisible — hors du récit officiel de la ville.

6. Analyse prédictive

Prolongement idéologiqueHypothèses de
mise en œuvre
Effets sociopolitiques anticipés
Gestion différenciée des espaces urbainsMaintien de zones sans réinvestissement publicAugmentation du sentiment d’abandon, marginalisation symbolique des usagers
Esthétisation des quartiers centrauxCréation d’îlots modernisés déconnectés des trajets quotidiensInégalité de l’expérience urbaine, distorsion entre image et vécu
Mise en récit institutionnelle de la revitalisationCommunication municipale sans effet concret localiséDésaffection citoyenne, perte de confiance dans la parole publique

7. Comparaison structurelle du
récit proposé et des récits opposés

SyntagmeRécit photographiqueRécits opposés
[M] MilieuPassage négligéParc structuré, inclusif
[O] ObjetPoteaux tordus, débrisMobilier urbain fonctionnel
[I] IdentitéUsager absent, excluCitoyen engagé, représenté
[S] SujetSujet invisibleSujet reconnu, actif
[T] TemporalitéTemps suspenduTemps fluide et organisé
[V] ValeurAbandon, discontinuitéEsthétique, sécurité, cohésion

8. Conclusion

Cette photographie agit comme un révélateur brutal de la logique à deux vitesses de l’urbanité contemporaine. D’un côté, la mise en scène d’une ville propre, vitrée, transparente ; de l’autre, la gestion minimale de l’espace infra-ordinaire, habité de manière fantomatique par des non-sujets. Elle ne montre pas seulement un lieu, mais un écart — entre discours et réalité, entre visibilité et invisibilité sociale. C’est dans cet écart que se joue une grande part de la politique urbaine contemporaine.


9. Sources consultées

  • Augé, Marc (1992). Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Le Seuil.
    → Concept central du non-lieu comme espace de transit sans identité, appliqué à l’analyse de l’espace photographié.
  • Bourdieu, Pierre (1993). La misère du monde. Paris : Seuil.
    → Pour la lecture de l’espace comme produit d’une domination symbolique spatiale.
  • Goffman, Erving (1973). La mise en scène de la vie quotidienne. 1 : La présentation de soi. Paris : Éditions de Minuit.
    → Notion de frontstage/backstage appliquée aux scènes urbaines invisibilisées.
  • Honneth, Axel (2006). La société du mépris : Vers une nouvelle théorie critique. Paris : La Découverte.
    → Approche par la reconnaissance, appliquée ici à l’urbanisme et aux usagers des marges.
  • Lefebvre, Henri (1974). La production de l’espace. Paris : Anthropos.
    → Cadre théorique majeur pour la compréhension des conflits entre espace perçu, conçu et vécu.
  • Rosa, Hartmut (2018). Résonance : Une sociologie de la relation au monde. Paris : La Découverte.
    → Notion de résonance mobilisée pour caractériser l’absence de lien affectif et symbolique à cet espace.
  • Roy, Ananya (2011). “Urbanisms, Worlding Practices and the Theory of Planning”. Planning Theory, vol. 10, no. 1, pp. 6–15.
    → Mobilisation du subaltern urbanism, soit la lecture critique des espaces urbains invisibilisés ou marginalisés par les récits dominants.
  • Wacquant, Loïc (2007). Territorial Stigmatization in the Age of Advanced Marginality. Thesis Eleven, vol. 91, no. 1, pp. 66–77.
    → Concept de stigmatisation territoriale, appliqué ici aux corridors de relégation urbaine.
  • Zukin, Sharon (1995). The Cultures of Cities. Oxford : Blackwell.
    → Pour la critique de l’esthétisation des centres-villes au détriment des marges et interstices urbains.