Cet article est lié à l’Épisode 1 de la série
documentaire Avant que tout s’efface…
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1. COntexte
À première vue, ce débat autour des cloches de l’église Saint-Fidèle pourrait sembler anecdotique. Mais il révèle bien davantage qu’un simple conflit de voisinage. Ce qui se joue ici, c’est un glissement symbolique dans notre manière d’habiter l’espace public : une tension entre le droit à la tranquillité et la place laissée aux signes sensibles du passé. Pour certains résidents, la sonnerie des cloches ne serait plus qu’une interférence, un bruit intrusif porteur d’une mémoire religieuse qu’ils jugent inadaptée à une société laïque et moderne. Pour d’autres, au contraire, ces sons font partie du tissu vivant du quartier — un repère quotidien, une ponctuation affective du temps, quelque chose qui, justement, fait sens dans un monde de plus en plus désincarné.
Les arguments mobilisés de part et d’autre sont révélateurs des postures idéologiques en présence. D’un côté, on invoque la neutralité religieuse et le respect des règlements sur le bruit pour réclamer une mise au pas de ces manifestations sonores d’un autre âge. De l’autre, on oppose à cette vision hygiéniste une forme de reconnaissance du patrimoine, non pas sacré, mais sensible : ce que les cloches incarnent, c’est moins un appel à la prière qu’un vestige de la mémoire collective, un héritage sonore que beaucoup continuent de valoriser, croyants ou non. La pétition contre les cloches, bien qu’appuyée par un nombre restreint de personnes, agit comme déclencheur d’un débat latent : jusqu’où doit aller la volonté de neutralité, et que perd-on, peut-être, en voulant tout aplanir au nom du confort individuel?
Si l’on pousse la réflexion plus loin, les scénarios qui se dessinent pour l’avenir ne sont pas sans conséquence. La revendication d’un espace neutre, silencieux, débarrassé de toute charge symbolique, pourrait conduire à une forme de désert culturel où la ville devient pure surface fonctionnelle. À l’inverse, le maintien de pratiques héritées comme la sonnerie des cloches oblige à composer avec la pluralité des appartenances et des sensibilités. Il ne s’agit pas tant de choisir un camp que de reconnaître cette tension constitutive de la vie en société : tolérer la dissonance, apprendre à vivre avec les rémanences du passé, accepter que tout ne soit pas toujours neutre, lisse et sans histoire. En somme, cette histoire de cloches raconte, à sa manière, le tiraillement entre mémoire et modernité, entre effacement et résonance.
2. Résumé introductif
Cet article rapporte la contestation de certains résidents de Limoilou face à la sonnerie des cloches de l’église Saint-Fidèle. Selon eux, ces sons constituent une nuisance sonore, mais aussi une intrusion religieuse dans un espace public qui devrait être neutre. Le texte présente les deux versants de cette opposition : d’un côté, une volonté de limiter les manifestations sonores religieuses au nom de la laïcité et du confort acoustique; de l’autre, une défense patrimoniale et affective des cloches comme repères identitaires et sociaux.
3. Idéologème dominant et récits opposés
| Idéologème dominant | Récits opposés | Niveau de tension idéologique |
|---|---|---|
| Laïcité acoustique et neutralité de l’espace urbain | Patrimoine sonore collectif, mémoire religieuse, ancrage historique | Élevé (4/5) |
4. Structure idéologique du récit
| Syntagme | Contenu principal |
|---|---|
| [M] Milieu | Quartier Limoilou, contexte urbain marqué par la transformation du tissu religieux (fermetures d’églises) |
| [O] Objet | Son des cloches de l’église Saint-Fidèle |
| [I] Intention | Requête citoyenne visant à restreindre ou encadrer la sonnerie au nom du confort et de la laïcité |
| [S] Sujet | Jessie Lebel et un petit groupe de résidents |
| [A] Adversaire | L’institution ecclésiale (église Saint-Fidèle, diocèse), perçue comme imposant un vestige sonore religieux |
| [T] Tension | Opposition entre expression patrimoniale/religieuse et exigences contemporaines de neutralité et confort urbain |
| [V] Valence | Négative (perception de nuisance), mais relativisée par une majorité silencieuse favorable ou tolérante |
| [X] Implicite | Glissement de la laïcité institutionnelle vers une forme d’effacement sensoriel du religieux |
| [Z] Sémiotique | Le son des cloches comme signe sonore d’un passé religieux encore présent dans l’espace public |
5. Analyse argumentative
| Procédé rhétorique | Extrait / exemple du texte | Fonction idéologique |
|---|---|---|
| Appel à la laïcité | « Considérant que la neutralité religieuse prévaut dans notre société » | Ancrer la plainte dans une norme perçue comme universelle et rationnelle |
| Opposition tradition / modernité | « Traditions désuètes qui devraient être mises de côté » | Délégitimer la dimension patrimoniale religieuse en l’associant à l’archaïsme |
| Mise en accusation symbolique | « Pourquoi devrais-je entendre l’appel à une certaine religion plusieurs fois par jour? » | Présenter la cloche comme une forme d’imposition idéologique dans l’espace commun |
| Recours au témoignage personnel | « Je trouve que ça fait partie de la dynamique du quartier » | Valoriser une appropriation sensible du patrimoine sonore par les résidents |
| Mise en minorité discursive | « 15 personnes avaient signé la missive » | Minimiser la légitimité de la plainte en soulignant son faible appui collectif |
| Légitimation patrimoniale | « Ça fait partie du patrimoine et du folklore » | Défendre la présence sonore des cloches comme mémoire collective |
| Comparaison auditive | « Comparativement au bruit des climatiseurs… c’est un beau bruit » | Revaloriser le bruit des cloches dans un cadre de coexistence sonore contemporaine |
6. Analyse prédictive
| Prolongement idéologique | Hypothèses de mise en œuvre | Effets sociopolitiques anticipés |
|---|---|---|
| Renforcement de la neutralité sensorielle en milieu urbain | Inclusion des cloches dans la réglementation municipale sur le bruit | Érosion progressive de la visibilité (ou audibilité) du religieux dans l’espace public |
| Défense du patrimoine immatériel religieux | Réaffirmation des droits d’usage des cloches par les fabriques | Maintien de frictions locales, débats sur la définition du patrimoine et les limites de la laïcité |
| Gestion différenciée selon les quartiers | Traitement au cas par cas selon les plaintes citoyennes | Fragmentation des pratiques, perception d’iniquité ou de favoritisme selon les zones urbaines |
7. Comparaison structurelle du récit proposé et des récits opposés
| Syntagme | Récit proposé (pétition / protestation) | Récits opposés (défense du patrimoine) |
|---|---|---|
| [M] | Milieu urbain devenu laïque, peuplé, sensible au bruit | Quartier historique marqué par la présence d’églises |
| [O] | Cloche = nuisance / intrusion | Cloche = mémoire / repère sonore |
| [I] | Réduire ou encadrer la diffusion du religieux sonore | Conserver un héritage vivant |
| [S] | Groupe de citoyens revendiquant un espace neutre | Habitués du quartier, croyants ou non, attachés au paysage sonore |
| [A] | Église vue comme imposante / anachronique | Nouvelle intolérance séculière vue comme réduction de la diversité culturelle |
| [T] | Tension entre droit à la tranquillité et droit à l’expression patrimoniale | Tension entre oubli du religieux et reconnaissance historique |
| [V] | Valence négative liée au confort auditif | Valence positive liée à l’identité du lieu |
| [X] | Implique que la neutralité laïque exige l’effacement des traces sonores religieuses | Implique que la pluralité démocratique inclut les manifestations symboliques de la mémoire |
| [Z] | Cloches = résurgence sonore de la domination religieuse passée | Cloches = reliques sensibles d’un tissu collectif en voie d’effacement |
8. Conclusion
Ce cas apparemment banal de nuisance sonore recouvre en réalité une polarisation idéologique plus profonde : celle d’une société québécoise en recomposition, tiraillée entre désir de neutralité laïque et attachement patrimonial à des formes d’expression religieuses devenues fragiles. Les cloches ne sont pas que du bruit : elles sont des vecteurs de mémoire, des fragments d’un récit collectif qui résonne encore dans l’espace public. Leur remise en question, même ponctuelle, souligne la difficulté d’habiter ensemble des espaces pluriels, où cohabitent mémoires, sensibilités, et exigences contemporaines.
9. Interprétation sociologique
Ce débat s’inscrit dans ce que Hartmut Rosa désigne comme une relation de résonance au monde : les cloches, en tant qu’objets sonores, instaurent une continuité temporelle qui entre en friction avec les logiques de contrôle, de standardisation et de rationalisation de l’espace public moderne. L’appel à la laïcité ici, au-delà de ses intentions politiques, révèle un nouveau régime de sensibilité collective marqué par la réduction des aspérités culturelles, où toute manifestation symbolique sortant de la norme silencieuse est perçue comme une anomalie.
En mobilisant Barthes, on pourrait dire que les cloches sont passées du mythe religieux au mythe patrimonial : elles ne signifient plus la foi, mais l’ancrage. C’est précisément cette re-sémantisation qui est contestée, dans une époque où l’espace public tend à devenir un espace désaffecté de toute charge symbolique audible. Enfin, l’insistance sur la « tradition désuète » fait écho à la logique décrite par Zygmunt Bauman : une modernité liquide qui redoute toute forme de permanence.
10. Sources consultées
- Dominique Lelièvre, « Des citoyens de Limoilou irrités par les cloches de l’église », Journal de Québec, 16 août 2019.
- Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018.
- Roland Barthes, Mythologies, Seuil, 1957.
- Zygmunt Bauman, La vie liquide, Fayard, 2006.

