Cet article est lié à l’Épisode 1 de la série
documentaire Avant que tout s’efface…

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Entre mémoire et abandon — Le drapeau du Québec flotte devant le Parlement, symbole d’un État moderne, tandis qu’à droite, une église en ruine rappelle le désengagement progressif face à l’héritage religieux. Une tension silencieuse entre fierté nationale et effritement patrimonial. (© Hallie, sémiographe, 2025)

1. Contexte

Le gouvernement du Québec a suspendu les programmes de financement pour la préservation et la requalification du patrimoine religieux, laissant en plan des dizaines de projets. Officiellement justifiée par un besoin de « réflexion stratégique », cette décision suscite une vive inquiétude chez les acteurs du patrimoine qui y voient un abandon voilé d’un pan crucial de la mémoire collective. Dans un contexte où les besoins explosent et où les ressources locales sont limitées, la mise sur pause est perçue comme une désolidarisation de l’État vis-à-vis d’un héritage en péril.

Ce qui se joue ici dépasse largement une décision administrative. C’est un basculement silencieux dans la manière dont une société choisit de se souvenir — ou non — de ce qui l’a façonnée. Suspendre les fonds pour les églises, ce n’est pas simplement remettre à plus tard quelques travaux de maçonnerie : c’est interroger la valeur qu’on accorde à des lieux où la mémoire, la culture, l’histoire, les rituels — et parfois même les conflits — se sont incarnés pendant des générations. L’État, en parlant d’optimisation et de prévisibilité, traduit en langage de gestion ce qui relève pourtant du sensible, du vivant et du symbolique. Cette dissonance entre les mots choisis et la portée réelle du geste trahit une tension plus profonde : entre ce que la collectivité ressent comme essentiel et ce que le pouvoir considère comme prioritaire.

Dans cette zone de fracture, les récits s’opposent. D’un côté, le discours technocratique du gouvernement, appuyé par des promesses de réflexion et de rationalisation ; de l’autre, l’alarme des acteurs du patrimoine, qui voient des projets suspendus, des édifices menacés, des communautés déboussolées. Les intentions gouvernementales, aussi stratégiques soient-elles, tombent à plat face à la réalité de terrain : des citoyens, des architectes, des paroissiens qui tentent de maintenir vivants des lieux porteurs de sens, souvent avec des moyens dérisoires. Ce clivage engendre une tension symbolique majeure : ce qui est perçu comme superflu par les uns est vécu comme vital par les autres. Et dans cette dissonance, c’est le tissu même de la mémoire collective qui se fissure.

Les conséquences à long terme sont déjà perceptibles. On s’achemine vers une fragmentation du rapport à l’histoire, où seuls les lieux jugés « rentables » ou « d’intérêt supérieur » survivront, pendant que les autres tomberont dans l’oubli ou seront reconvertis sans âme. Cette dynamique contribue à privatiser le sacré, à éteindre les récits locaux, et à laisser à l’abandon des repères identitaires profonds. Le patrimoine religieux n’est pas qu’un décor ancien : il structure des modes de vie, des géographies mentales, des appartenances partagées. En cessant d’en prendre soin, on ne fait pas que délester un budget : on entame la trame invisible qui relie les vivants aux morts, les présents aux absents, les citoyens aux fondements de leur territoire.


2. Résumé introductif

À travers cet article, Le Devoir dévoile une décision controversée du ministère de la Culture et des Communications du Québec : suspendre les programmes d’aide au patrimoine religieux, invoquant une « réflexion » à venir. Cette annonce met à l’arrêt immédiat plusieurs chantiers et fragilise des dizaines de municipalités. Derrière les formules politiques de « prévisibilité » et de « critères adaptés », les acteurs du terrain dénoncent une réelle mise à l’écart de la mémoire collective. Le texte articule une tension palpable entre logique budgétaire et responsabilité patrimoniale.


3. Idéologème dominant et récits opposés

Idéologème dominantRécits opposés possiblesNiveau de
tension idéologique
Rationalisation budgétaire de la culture1. Patrimoine comme pilier identitaire.
2. Développement local par la culture.
3. Réappropriation communautaire du sacré.
Élevé (4/5)

4. Structure idéologique du récit

SyntagmeFormulation présente dans le texte
[M]
Cadre
Contexte politique québécois marqué par la recherche d’économies et de « réflexion stratégique ».
[O]
Objet
Fin du financement des programmes de restauration du patrimoine religieux.
[I]
Intention
Optimiser les pratiques d’investissement en matière de culture, selon le ministère.
[S]
Sujet
Gouvernement du Québec et ministère de la Culture.
[A]
Adjuvants
Arguments de prévisibilité, redéfinition des critères, rare financement d’urgence.
[T]
Opposants
Conseil du patrimoine religieux du Québec (CPRQ), architectes, municipalités, citoyens engagés dans la préservation.
[V]
Valeurs
Mémoire collective, ancrage local, esthétique du territoire, transmission patrimoniale.
[X]
Tension
Entre logique de gestion publique et valeur symbolique et affective du patrimoine religieux.
[Z]
Sémiotique
L’église abandonnée devient le symbole visible d’un désengagement collectif envers la mémoire territoriale.

5. Analyse argumentative (procédés rhétoriques)

Procédé rhétoriqueExemple ou descriptionFonction argumentative
Comparaison impliciteComparer la fermeture des programmes à une éventuelle suspension de l’éducation ou de la santéDénoncer l’incohérence de la politique culturelle
Énonciation expertePrises de parole de Caroline Tanguay et d’architectes reconnusDonner du poids à la critique
Tension entre discours et faits« Pas du tout » vs. suspension des fondsRévéler un décalage entre parole politique et réalité
Lexique de la précarité« Fragilise », « urgences », « chantiers laissés en plan », « goutte d’eau »Amplifier l’urgence patrimoniale
Valeur d’opposition symboliqueLe patrimoine religieux comme levier de développement local vs. rationalisation budgétaireMettre en évidence la dimension non monétaire du bien commun

6. Analyse prédictive

Prolongement idéologiqueHypothèses de
mise en œuvre
Effets
sociopolitiques anticipés
Retrait progressif de l’État dans la gestion du sacréExternalisation vers les communautés, fondations privées ou projets de requalification commercialePrivatisation du religieux, désancrage identitaire, perte de contrôle patrimonial
Redéfinition des priorités culturelles publiquesConcentration sur des projets artistiques contemporains ou événements touristiquesAffaiblissement de la mémoire spirituelle, fracture entre culture savante et culture ancrée
Mutation de l’identité territorialeTransformation des églises en lieux hybrides (salles de spectacle, condos, espaces civiques, etc.)Recomposition du paysage symbolique, possible désaffiliation communautaire et sentiment de dépossession historique

7. Comparaison structurelle du récit proposé et des récits opposés

SyntagmeRécit proposé
(discours gouvernemental)
Récits opposés
(acteurs du patrimoine, critiques)
[M]Nécessité de restructurer les programmesContexte d’abandon progressif d’une mémoire collective
[O]Optimisation de la stratégie patrimonialeCoupure brutale dans les projets en cours
[I]Réflexion à long terme pour une meilleure efficacitéDiscontinuité et insécurité pour les communautés locales
[S]État gestionnaireSociété civile, municipalités, CPRQ
[A]Étude menée par Sylvie Barcelo, promesse de meilleure planificationActeurs locaux engagés depuis des années, architectes, historiens
[T]Appels à la patiencePeur de voir disparaître des lieux symboliques avant toute solution
[V]Rationalité administrativeHéritage, esthétique collective, transmission
[X]Vision planificatrice vs. urgence d’actionRupture du contrat social mémoriel
[Z]Représentation d’un État rationnelSymbolique du sacré fragilisé, espace abandonné, fracture temporelle

8. Conclusion

La suspension du financement pour le patrimoine religieux par le gouvernement du Québec cristallise un choc idéologique majeur entre rationalisation administrative et ancrage culturel. En affirmant vouloir « réfléchir » à une meilleure stratégie, l’État met à l’arrêt un système fragile, mettant en péril la mémoire incarnée dans des édifices souvent porteurs d’un récit collectif. Derrière le vernis technocratique de la « prévisibilité », se profile un abandon d’un modèle de soutien structurant au profit d’un désengagement partiel ou total. Pour les communautés locales, le message est clair : elles devront porter seules, ou presque, le poids de la transmission historique.


9. Interprétation sociologique

Le patrimoine religieux au Québec est bien plus qu’un ensemble de bâtiments anciens. Il constitue une matrice d’identification, un marqueur territorial et historique autour duquel s’articulent mémoire collective, pratiques sociales et récits de filiation. Comme l’a montré Maurice Halbwachs, la mémoire collective s’ancre dans les lieux ; effacer ou déqualifier ces lieux, c’est affecter le tissu même de la cohésion sociale. Ce retrait de l’État peut être lu, dans une perspective de Michel Foucault, comme une redéfinition du régime de vérité institutionnelle : ce qui mérite d’être conservé n’est plus ce qui fut porteur de spiritualité ou de rites, mais ce qui est « rentable » culturellement. La logique du capital symbolique, selon Pierre Bourdieu, se heurte ici à une logique de rendement politique et économique. On assiste ainsi à une désinstitutionnalisation du sacré, qui pourrait exacerber le sentiment de dépossession culturelle et ouvrir un espace à des initiatives communautaires fragmentées, inégales, parfois instrumentalisées.


10. Sources consultées

  • Article source : Le Devoir, 18 juin 2025, « Québec coupe les fonds pour la préservation du patrimoine religieux ».
  • Œuvres de Maurice Halbwachs, La mémoire collective.
  • Michel Foucault, L’archéologie du savoir.
  • Pierre Bourdieu, Les formes de capital.
  • Données du Conseil du patrimoine religieux du Québec (CPRQ).