Un homme en lambeaux, hurlant sa détresse, une canette à la main. Ce n’est ni une mise en scène, ni un slogan de fondation, ni une larme marketée. Juste un cri brut, sale, sans filtre. Ce n’est pas le pauvre que l’on aime dans les brochures. Il n’est pas digne, il dérange. Il ne tend pas la main en silence, il ouvre la bouche.

Et voilà précisément son crime : il déborde du cadre prévu pour la pauvreté acceptable. Dans notre société bien peignée, le pauvre doit inspirer l’humilité, pas l’inconfort. Il doit faire preuve de gratitude, pas de colère. Il doit être sobre (dans tous les sens du terme), discret, presque invisible. Le « bon pauvre », c’est celui qu’on peut prendre en photo sans salir la campagne de dons.

Mais celui-ci ? Trop vivant. Trop rugueux. Trop bruyant. Il déraille de l’image attendue, déborde du cadre rassurant de la pauvreté en noir et blanc, celle qu’on imprime sur les dépliants des ONG. Il refuse le rôle de victime muette, n’endosse pas l’uniforme de l’indigence édifiante. Il ne supplie pas, il vocifère. Il ne tend pas une main tremblante vers le ciel, il serre une canette — provocation ultime. Il est ce que la misère devient quand elle arrête de se tenir droite. Quand elle n’inspire plus le salut moral du bienfaiteur, mais une gêne tangible. On détourne les yeux. Il n’est pas poétique. Il n’est pas filmable. Il est sale, erratique, vivant — donc disqualifié.

Il ne mérite pas. Pas notre regard, trop sensible. Pas notre monnaie, trop morale. Pas notre compassion, trop conditionnelle. Il aurait dû savoir mieux se vendre. Mimer le bon pauvre, celui qui donne bonne conscience.

Ironie mordante : dans une société qui ne cesse de marteler son engagement contre l’exclusion, on commence par dresser des cloisons… entre les exclus eux-mêmes. Comme dans une salle d’attente, certains auront un numéro prioritaire, d’autres, jamais appelés. On trie la pauvreté comme un recruteur RH trie les CV. Ceux qui font preuve de repentir, de docilité, de résilience sobre : bienvenue au guichet de l’aide. Les autres ? Trop cassés, trop bruyants, trop mal emballés. Échec au contrôle qualité de la compassion publique. Le pauvre devient une variable d’ajustement morale. Une ligne à cocher : a-t-il l’air sérieux dans sa détresse ?

Et le pire — toujours le pire — c’est qu’on fait tout cela avec les manières policées de l’époque. Sans éclats de voix. Avec tact. Avec protocole. On appelle ça « discernement ». Ah, le mot commode. Il lave tout. Il légitime l’indifférence, la rationalise. Ce n’est pas qu’on ne veut pas aider — non, voyons — c’est qu’on ne peut pas aider tout le monde. Alors on trie. Poliment. Et on transforme la charité en système de notation.

Le pauvre 5 étoiles, lui, reçoit une soupe chaude. Le pauvre 2 étoiles, un regard fuyant. Le zéro étoile ? Il est là, sur le trottoir, en train de crier. Et son cri, même s’il n’entre pas dans les statistiques, nous concerne tous.

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