Elles aiment à se dire neutres, simples interfaces techniques reliant travailleurs et clients, mais les plateformes ne sont pas ces places publiques dématérialisées qu’elles prétendent être. Sous le vernis d’innocence algorithmique se cache une hiérarchie bien réelle, plus efficace encore parce qu’elle se dissimule. Comme le rappelle le sociologue Mircea Vultur, dans cette vidéo, nous ne sommes pas face à une disparition du rapport de subordination, mais à sa métamorphose en une forme invisible et redoutablement contraignante.
Le contremaître n’a plus de visage : il s’appelle désormais « algorithme ». Une étoile en moins, une évaluation négative, une baisse soudaine dans le flux de commandes, et voilà le travailleur rétrogradé, exclu parfois sans appel. Cette « subordination feutrée », pour reprendre Vultur, est d’autant plus implacable qu’elle est habillée des atours de la neutralité. Les plateformes surveillent, sanctionnent et orientent sans jamais apparaître comme des employeurs.
Le discours de liberté ne sert ici que d’écran de fumée. On proclame que chacun choisit ses horaires, son rythme, sa clientèle. Mais ce libre arbitre n’est qu’un leurre : les incitations financières, la peur de l’exclusion et l’obsession de la notation enferment les travailleurs dans une dépendance paradoxale. Plus ils se croient indépendants, plus ils se révèlent prisonniers de la logique algorithmique.
Ce flou juridique est stratégique. Ni salariés, ni véritables entrepreneurs, les travailleurs de plateforme occupent un entre-deux qui exonère les entreprises de toute responsabilité sociale. Pendant ce temps, l’évaluation continue se substitue à la négociation collective, atomisant les travailleurs et les soumettant à une discipline invisible, d’autant plus efficace qu’elle s’exerce individuellement.
Voilà le cœur du procès qu’il faut intenter aux plateformes : elles ne sont pas ces espaces neutres et ouverts qu’elles revendiquent être, mais de nouvelles machines de gouvernance, réinventant la servitude sous les habits de la liberté. Le danger est moins dans l’exploitation manifeste que dans la difficulté même de la voir. C’est cette invisibilité qui rend leur pouvoir si redoutable, et c’est cette invisibilité qu’il est urgent de nommer.
Production : Photo|Société.
Réalisation vidéo : Pierre Fraser
© Texte : Photo|Société 2025
© Vignette : Typhaine de Cointet (Tribune de Lyon)

