OBÉSITÉ ET STIGMATISATION SOCIALE
La lutte contre l’obésité n’est pas qu’une affaire de médecine : c’est une construction sociale. Du regard collectif sur le corps aux stratégies institutionnelles qui orientent nos comportements, cet article dévoile comment nos sociétés ont fabriqué l’idée du « corps idéal » et pourquoi nous finissons par nous gouverner nous-mêmes au nom de la santé.
Adopter des comportements préventifs en matière de santé
Pour le sociologue, bien que très pratiques, tous les constats relevant du paradigme biomédical ne peuvent expliquer à eux seuls comment la lutte contre l’obésité s’est socialement construite, ni quelles couches de la population elle cible, ni comment s’est construite la représentation sociale du corps obèse ainsi que celle du corps de justes proportions socialement attendu. En fait, l’état de la recherche en matière d’obésité est actuellement ancré dans le paradigme biomédical. Une fouille approfondie de la littérature scientifique francophone et anglophone n’a pas permis de relever des études ou des recherches traitant spécifiquement des conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité. En revanche, il existe une pléthore d’articles scientifiques et de livres traitant du développement de l’obésité, de son traitement et des mesures de santé publique. Conséquemment, il faut utiliser une autre approche que celle du paradigme biomédical pour appréhender les conditions sociales d’émergence de la lutte contre l’obésité.
Considéré sous l’angle de la sociologie, que faut-il alors entendre par « lutte contre l’obésité » ? Le phénomène de la lutte contre l’obésité est une construction sociale dans le sens de Berger et Luckmann[1], c’est-à-dire une construction créée, objectivée et intériorisée par les individus dont la finalité est éventuellement d’inciter à adopter des comportements de plus en plus orientés vers des pratiques préventives en matière de santé. En somme, il s’agit d’un phénomène qui engage les individus et les institutions dans une démarche globale vouée à maîtriser, contrôler, normaliser et réguler la prise de poids.

Dans une société saturée de promesses nutritionnelles, où chaque bouchée semble devoir justifier son existence par des vertus supposées, Pierre Fraser démonte avec une ironie salutaire les grands récits de la « saine alimentation ». Antioxydants miraculeux, superaliments héroïques, aliments « sans ceci » et « enrichis de cela », vins désalcoolisés et fauxmages bien pensants : l’assiette contemporaine est devenue un théâtre, une mise en scène savamment orchestrée où les discours scientifiques se muent en certitudes médiatiques, et où le plaisir de manger se dilue dans une avalanche de données et d’injonctions contradictoires.
Partant de cette mise en situation, l’objectif de cette partie du livre est de mettre en lumière comment des faisceaux de représentations et d’argumentations convergent dans une longue histoire des idées à propos du corps et construisent ainsi des mutations du rapport entre le collectif et l’individuel (une sociologie du sensible en quelque sorte). Il importe aussi de préciser en quoi cette partie du livre ne consiste pas : une recherche sur les causes de l’obésité ; une étude sur la stigmatisation dont sont victimes les personnes obèses ; une étude de genre sur l’obésité ; l’obésité comme instrument de lecture des inégalités sociales ; le regard des médias sur l’obésité ; les moyens et méthodes déployés pour contrer l’obésité ; les impacts de l’obésité sur le système de santé ; l’obésité infantile ; une théorie sur l’obésité ; une théorisation du corps.
De là, une simple question : « Pourquoi l’obésité est-elle devenue un phénomène majeur dans les sociétés développées au point que la lutte contre l’obésité soit devenue une priorité des politiques sociales et sanitaires ? » Afin de répondre le plus adéquatement possible à cette question, une hypothèse de travail qui se formule comme suit : « les concepts de contenance de soi et de gouvernance de soi issus de la Réforme ont fédéré un ensemble de représentations et d’interventions à déployer sur le corps afin de lui conférer un certain aspect socialement attendu, à savoir, un corps de justes proportions et sans excès de graisse ». Afin de relever les conditions sociales d’émergence de la lutte contre l’obésité, trois aspects seront abordés dans autant de chapitres : la nature de l’infrastructure de la prise de poids, la réponse des institutions pour contrer la prise de poids, la saine alimentation comme réponse individuelle à la prise de poids. Pour chacun de ces points, différentes approches théoriques seront convoquées.
Dans un premier temps, dans la première partie de ce livre, afin de rendre compte de la représentation sociale du corps obèse depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, la méthode utilisée a été fondée sur la notion de représentation collective élaborée par Émile Durkheim, c’est-à-dire que la démarche a consisté à repérer dans une multitude d’ouvrages anciens, modernes et contemporains, « ce que les représentations collectives traduisent, [autrement dit] […] la façon dont le groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui l’affectent[2]. » Cette approche a permis de dégager un portrait relativement fidèle de la représentation sociale que le collectif se fait du corps obèse par rapport au corps socialement attendu au fil du temps.
Dans un second temps, nous chercherons avant tout à démontrer, comment s’est élaborée l’infrastructure de la prise de poids depuis le début du XXe siècle, et comment l’individu doit composer avec cette même infrastructure. Pour analyser la situation dans laquelle se trouve l’individu, c’est le concept de gouvernementalité de Michel Foucault[3] qui sera convoqué, c’est-à-dire que l’État encourage le citoyen à prendre ses responsabilités, et ce, librement, sans coercition, afin d’être en santé et le demeurer, l’idée étant que les gouvernements néolibéraux dépendent, pour leur bon fonctionnement social, tout comme pour leur prospérité, de citoyens qui acceptent en toute connaissance de cause d’adhérer à tel ou tel type de comportement[4], d’où celui de trouver le juste équilibre entre prise alimentaire et discipline.
Dans un troisième temps, nous analyserons comment les institutions réagissent pour contrer la prise de poids. Pour parvenir à cette analyse, il sera fait appel à trois modèles théoriques : (i) le concept d’assemblage de la sociologue australienne Deborah Lupton[5], qui s’est particulièrement intéressée au phénomène de l’intervention publique en matière de prise de poids ; (ii) le nudging (théorie de l’action) proposé par Cass Sunstein, qui a pour finalité d’orienter les décisions d’un individu ; (iii) la sociologie de l’individu proposée par Alain Ehrenberg, c’est-à-dire un individu immergé dans un environnement social lui prescrivant d’être lui-même tout en faisant preuve de discipline personnelle. La méthode analytique de Lupton permet de voir comment les institutions de pouvoir (État, santé publique, médecine), en connectant ensemble des éléments aussi disparates que la discipline personnelle, la culpabilisation, la stigmatisation, les campagnes de santé publique, l’argument de l’espérance de vie raccourci, les législations, les réglementations, les techniques marketing et les supports médiatiques, influent, par leurs recommandations, sur les comportements, les pratiques, les attitudes et les environnements susceptibles de favoriser la prise de poids.
Les travaux de Sunstein relatifs au nudging qui suggèrent qu’il est plus facile de ne pas prendre de décisions plutôt que d’avoir à mettre en œuvre toute une série d’interventions pour régler un problème, c’est-à-dire proposer à l’individu une architecture de choix qui l’oriente vers des habitudes alimentaires plus saines. Finalement, la proposition d’Alain Ehrenberg du gouvernement de soi où l’individu est de moins en moins confronté à une loi morale qui l’écrase et de plus en plus soumis à une injonction permanente d’image de soi.
© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / [2015-2025]
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RÉFÉRENCES
[1] Berger, P., Luckmann, T. (1986), La construction sociale de la réalité, Paris : Klincksieck.
[2] Durkheim, E. ([1894] 2002), Les Règles de la méthode sociologique, Paris : Payot, p. 18.
[3] Foucault, M. (2012), Du gouvernement des vivants : Cours au Collège de France (1979-1980), Paris : Seuil.
[4] Foucault, M. (1988), Technologies of the Self : A Seminar with Michel Foucault, London : Tavistock.
[5] Lupton, D. (2012), Fat, London : Routledge.