IA ET AUTONOMIE TECHNOLOGIQUE
L’IA, ici présentée comme la technologie « absolument efficace en toutes choses », incarne très bien cette dynamique en absorbant toutes les autres et en rendant possible un assujettissement discret, mais total, de la société sous le signe de la performance et de la convivialité technologique.
Anatomie d’une soumission silencieuse
Hypothèse de travail
L’intelligence artificielle est une réalité en soi qui se suffit à elle-même, autonome à l’égard de l’homme qu’elle oblige à s’aligner sur elle, modifie radicalement les objets auxquels elle s’applique sans être pour sa part modifiée par eux, parce qu’elle est la technologie obligatoirement efficace en toutes choses.
Le schéma ci-dessous représente non seulement la démarche analytique que nous nous proposons d’entreprendre pour la série Intelligence artificielle et technologies, mais comporte aussi des sous-hypothèses dérivées de notre hypothèse principale quant à l’autonomie technologique.

Sous-hypothèse 1
D’une part, l’autonomie technologique est la résultante de la complexité technologique, tant sur le plan matériel que logiciel. D’autre part, l’unicité technologique est une propriété cardinale de l’autonomie technologique, en ce sens que si les technologies existent et que si elles sont absolument efficaces en toutes choses, elles doivent impérativement être utilisées dans un sens ou dans l’autre, toutes technologies confondues.
Sous-hypothèse 2
La complexité technologique intervient (i) du moment où toutes les composantes du système technicien deviennent interdépendantes, interopérables, interconnectés et en interaction, et (ii) du moment où l’enchevêtrement technologique devient à ce point inextricable, par auto-accroissement et par accrétion, que toute tentative de repartir de zéro devient une entreprise hautement risquée, du moins impensable.
Sous-hypothèse 3
L’unicité technologique s’applique (i) du moment où les technologies existantes ont atteint un tel niveau d’abstraction qu’elles se démocratisent totalement, (ii) du moment où elles se ramifient dans tous les domaines de l’activité humaine, et (iii) du moment où elles absorbent tout, même la vie sociale et surtout la vie sociale, devenant ainsi sociales et sociables.
Une croissance technologique sans précédent
Quant à la singularité technologique dont a tant parlé l’ingénieur américain Ray Kurzweil, elle suppose que l’intelligence artificielle conduira à une croissance technologique sans précédent qui aura des impacts sociaux tout à fait imprévisibles. Pour Kurzweil, cette singularité s’appuie sur une loi de son cru, la Loi du retour accéléré qu’il a élaboré à partir de la Loi de Moore. Cette dernière, élaborée en 1965 par Gordon E. Moore, cofondateur de la société Intel, stipule que, dans le domaine des microprocesseurs, le nombre de transistors qu’il sera possible d’intégrer dans une seule et même puce doublera chaque fois dans un intervalle de temps situé entre 18 et 24 mois, abaissant d’autant le coût de la puissance de calcul à chaque nouvelle itération.
Par exemple, le fait que les microprocesseurs deviennent de plus en plus efficaces, tout en disposant d’une puissance de calcul toujours de plus en plus grande, a largement contribué à concevoir des réacteurs pour avions qui consomment de moins en moins de carburant et qui font de plus en plus appel à des matériaux composites (tuyaux, boulons, revêtement, etc.) toujours plus légers et performants. Autrement dit, il y a accélération de l’innovation dans le domaine de l’aviation, parce qu’il y a des microprocesseurs de plus en plus puissants qui rendent possible cette accélération de l’innovation.

L’avenir sera technologique, parce qu’on vous l’a promis. Un avenir radieux, bien sûr. Une marche inexorable vers le progrès, où l’intelligence artificielle résoudra tout, des crises économiques aux affres existentielles, en passant par le climat et la démocratie. Mais derrière les promesses léchées et les slogans lénifiants, que nous vend réellement le discours technologique ? Une vision du futur, ou un programme pré-écrit, verrouillé, où l’innovation ne se discute pas, elle s’accepte.
De notre point de vue, la singularité technologique, qui devrait un jour survenir, est non seulement le fait de l’intelligence artificielle, mais elle est initialement le fait de la complexité technologique. De là, l’intelligence artificielle ne vient qu’accélérer le processus menant à la singularité technologique, tout comme des microprocesseurs de plus en plus puissants rendent possibles des innovations dans plusieurs domaines. Ce que nous voulons ici signifier, c’est que l’intelligence artificielle n’est que l’une des multiples possibilités technologiques qui auraient pu conduire ou conduira à cette singularité. En fait, si l’intelligence artificielle n’avait pas été au rendez-vous à ce moment-ci de la progression technologique, une autre technologie aurait éventuellement servi de support à cette croissance. Autrement dit, ce n’est qu’un concours de circonstances si l’intelligence artificielle se retrouve dans la position dominante actuelle. D’ailleurs, il faut bien observer comment celle-ci a évolué pour comprendre que tout n’est ici que question de contingence, c’est-à-dire qu’il était possible que l’intelligence artificielle sorte de son long hiver, mais qu’il n’était en rien nécessaire qu’elle prenne les devants de la scène.
D’une part, si l’intelligence artificielle est cet accélérateur de la singularité technologique, il faut voir comment elle agit sur la complexité technologique. Ajoute-t-elle à celle-ci ? La sert-elle ? La contraint-elle ? La masque-t-elle ? D’autre part, si l’intelligence artificielle se substitue au système technicien tel que nous le connaissons aujourd’hui, c’est qu’elle aura fait en sorte de fédérer tous les composants du système technicien sous sa gouverne, parce qu’elle est définitivement la technologie absolument efficace en toutes choses.
Dans les faits, tout ce qui n’est actuellement pas technologique doit le devenir, et tout appareil, logiciel, ou appareil quelconque qui n’a pas encore été touché par la grâce de l’intelligence artificielle doit l’être pour le rationaliser et le transformer en un moyen absolument efficace. Tout ce qui n’est pas encore technologie doit le devenir, parce que le rôle fondamental de toute technologie est de dépouiller, de mettre au clair et de rationaliser ce qui existe déjà. Et au moment où ces lignes sont écrites, la seule technologie qui détient incontestablement cette capacité à tout transformer, c’est bien celle de l’intelligence artificielle. Et si cette dernière s’appuie sur les techniques et méthodes du deep learning, ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne s’appuie sur celles-ci pour poursuivre son inexorable développement et pousser encore plus loin, au-delà même de ce qui est aujourd’hui envisageable, des systèmes intelligents qui seront à la fois d’une absolue efficacité en tout et d’une incommensurable complexité que nul ne saurait même saisir.
Comme le soulignait Jacques Ellul, « la technique assume aujourd’hui la totalité des activités de l’homme, et pas seulement son activité productrice », parce qu’il y a l’idée que la technique libère et qu’elle « est productrice de liberté[1] ». Elle libère non seulement de certaines tâches fastidieuses, mais elle offre aussi une plus grande liberté d’action. Par exemple, se déplacer en avion sur de grandes distances, transplanter des organes pour prolonger la vie, offrir un confort tel, que vivre dans un pays nordique ne représente plus du tout un défi au quotidien, etc. Pour autant, sommes-nous aussi libres qu’on le pensait grâce à la technique ? Autre exemple : lorsque plus d’un milliard de personnes utilisent librement et sans contrainte aucune le réseau social Facebook pour créer du lien social et obtenir de la reconnaissance sociale, personne ne se rend compte qu’on est en définitive rigoureusement conditionné par cette technique incarnée dans une technologie numérique, accessible aussi bien à partir d’un ordinateur, que d’une tablette, que d’un téléphone portable. Conséquemment, ce milliard de personnes constitue en définitive une masse totalement cohérente qui agit dans un seul et même sens. Et il ne s’agit là que d’un exemple parmi bien d’autres où la technique assume l’une des activités de l’homme qui n’a, au demeurant, rien à voir avec son activité productrice et commerciale, mais tout à voir avec sa vie sociale. D’ailleurs, dès 1958, Ellul en soulignait déjà le caractère : « il faut principalement souligner le fait que la technique s’applique maintenant à des domaines qui n’ont pas grand-chose à faire avec la vie industrielle[2]. »
Cependant, il n’en reste pas moins que la machine, et à plus forte raison l’ordinateur, représente l’archétype idéal de l’application technique. En fait, utiliser un traitement de texte ou un tableur, même si la chose semble aujourd’hui banale, est une application d’une extrême efficacité technique. Autrement, quand on observe, au moment où ces lignes sont écrites, ce qui émerge (voiture autonome, algorithmes financiers intelligents, imagerie médicale intelligente, reconnaissance faciale à grande échelle en temps réel), il faut se rendre à une évidence : c’est de la technique à l’état pur, c’est-à-dire la recherche de l’efficacité absolue en toutes choses. Il s’agit donc bien de puissance technique, d’un rapport à la technique telle que celle-ci cherche à tout assimiler et à fédérer sous sa tutelle.
Et les répercussions de l’intelligence artificielle vont au-delà de la simple technologie. Comme le remarquait Ellul, « dans toutes les situations où se rencontre une puissance technique, celle-ci cherche, de façon inconsciente, à éliminer tout ce qu’elle ne peut assimiler. Autrement dit, partout où nous rencontrons ce facteur, il joue nécessairement, comme son origine le prédestine, semble-t-il, à le faire, dans le sens d’une mécanisation. Il s’agit de transformer en machine tout ce qui ne l’est pas encore. On peut donc dire que la machine constitue bien un facteur décisif[3]. »
Et le meilleur exemple qui puisse être donné de cette prise de position de la part de Jacques Ellul, est bien celui de la dématérialisation, de la délocalisation et de la détemporalisation qu’imposent les technologies numériques. Les technologies numériques éliminent systématiquement tout ce qui ne peut être assimilé sous leur férule. Rien ne leur échappe. Il n’y a qu’à observer comment le monde du transport de personnes s’est transformé après la première salve lancée par Uber et sa refonte du monde du taxi ; comment celui de l’hébergement de touristes passe outre les hôteliers avec des services comme Airbnb ; comment les services bancaires et financiers se sont métamorphosés et connaîtront des transformations encore plus profondes avec la technologie du BlockChain[4]–[5] (même le gouvernement britannique considère que cette technologie est susceptible de provoquer des changements sociaux d’ordre structurel[6]) ; comment des entreprises comme Google et Facebook utilisent le travail et les informations de milliards d’utilisateurs sans les rémunérer et d’en tirer des profits colossaux.
Il n’y a aucun doute, les technologies numériques assimilent tout, même les impôts, les taxes et les salaires qui devraient être payés dans les pays où ces mêmes technologies sont présentes. En fait, les technologies numériques utilisées par des entreprises comme Uber et Airbnb ont non seulement délocalisé l’obligation de payer taxes et impôts dans un pays donné, mais elles l’ont aussi dématérialisée et peut-être même éliminée, obligeant par le fait même les États à réagir et à revoir leurs positions en la matière.
Tout ceci n’est pas innocent, car la technique, et en particulier les technologies numériques, désormais propulsées par l’intelligence artificielle, dans tous les domaines, font « au premier chef un immense inventaire de tout ce qui est encore utilisable, de ce qui peut être accordé avec la machine[7]. » Donc, si « la technique intègre la machine à la société, [elle] la rend sociale et sociable[8] », et c’est bien ce que font les technologies numériques, elles mettent de l’ordre là où il semblait y avoir du chaos — l’optimisation du travail et des tâches par des logiciels sophistiqués étant un bon exemple. L’ordinateur et ses logiciels clarifient, rangent et rationalisent. Ils font « dans les domaines abstraits ce que la machine a fait dans le domaine du travail[9]. » En ce sens, l’ordinateur est efficace et porte partout la loi de l’efficacité. D’une certaine façon, l’ordinateur a sanctionné l’inefficacité sociale : « en cela, la situation de la technique est radicalement différente de celle de la machine. Cette transformation que nous pouvons contempler aujourd’hui est le résultat de ce fait que la technique est devenue autonome[10]. »
En ce sens, pour Ellul, le premier caractère du système technicien est l’autonomie. La technique ne dépend que d’elle-même, elle trace son propre chemin, elle est un facteur premier. Conséquemment, c’est l’homme qui doit s’adapter à la technique et non l’inverse : « la technique a permis à l’homme de maîtriser la nature, pour devenir elle-même une seconde nature dont l’homme subit désormais les assauts et à laquelle il doit s’adapter[11]. » Et si la technique est autonome, c’est aussi dire qu’elle est une action, non une réaction : c’est le milieu sur lequel elle agit qui réagit à elle, qui s’adapte ; c’est la condition de son développement. Autrement dit, si la technique permet à l’homme de se dépasser, elle est, dans le même souffle, devenue un processus autonome auquel l’homme est assujetti.
Avec l’intelligence artificielle qui est en passe de coloniser et de prendre d’assaut toutes les techniques et technologies déjà existantes, parce qu’elle est non seulement absolument efficace en toutes choses, mais surtout parce qu’elle peut apprendre par elle-même, c’est à un assujettissement total de la société auquel il faut s’attendre. Et il se pourrait bien que cet assujettissement passe inaperçu, car l’intelligence artificielle saura très bien s’avancer vêtue des habits de la convivialité et de l’efficacité.
Qui remettra en question le fait que l’intelligence artificielle ait permis la mise au point de nanotechnologies médicales porteuses d’espoir, de systèmes de production et de distribution d’énergie efficaces et rentables, de systèmes de transport optimisés et non polluants, de villes intelligentes, etc. ? Personne…
© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / 2025
Balado tiré de cet article
RÉFÉRENCES
[1] Ellul, J. (1988), op. cit., Paris : Hachette, p. 9.
[2] Ellul, J. ([1954] 2008), La Technique ou l’Enjeu du siècle, 3e éd., Paris : Armand Colin, p. 2.
[3] Ellul, J. ([1958] 1990), op. cit., p. 2.
[4] Technologie transparente et sécurisée de stockage et de transmission d’informations fonctionnant sans organe central de contrôle.
[5] Robson, D. (2016), « Rethinking Global Finance », Wired UK, p. 56-57, September.
[6] UK Government Chief Scientific Adviser (2016), Distributed Ledger Technology: beyond block chain, UK Government Office for Science, URL : http://bit.ly/2d9PdxY.
[7] Ellul, J. ([1958] 1990), op. cit., p. 3.
[8] Idem.
[9] Idem.
[10] Idem., p. 4.
[11] Encyclopédie de l’Agora (2012), Technique, URL : http://bit.ly/2dTcBlE.