PAR QUELS MÉCANISMES L’IA PEUT-ELLE TRANSFORMER LA SOCIÉTÉ ?

Proposition d’analyse de la réalité technologique

Le sociologue français Jacques Ellul (1912-1994) soulignait qu’« aussi longtemps que l’on n’aura pas étudié le phénomène technique en dehors de ses implications économiques et des problèmes de système économique ou de lutte de classe, on se condamne à ne rien comprendre de la société contemporaine[1]. » Cette injonction qui est faite au sociologue oblige ce dernier à une recherche de la compréhension des phénomènes dans leur singularité[2] et particulièrement lorsqu’il s’agit de technologies numériques et d’intelligence artificielle. Et c’est bien ce que nous avons l’intention de proposer au lecteur comme analyse en décortiquant cette technologie tout à fait inédite qu’est l’intelligence artificielle, c’est-à-dire la comprendre dans sa propre singularité, la comprendre pour ce qu’elle est intrinsèquement.

Afin de parvenir à cette compréhension, nous nous poserons une question somme toute simple : Par quels mécanismes l’intelligence artificielle est-elle susceptible de transformer en profondeur la société ? Pour y répondre, il est impératif d’avoir une hypothèse qu’il faudra tenter de confirmer, de nuancer ou d’infirmer, et celle-ci se formule comme suit :

L’intelligence artificielle est une réalité en soi qui se suffit à elle-même, autonome à l’égard de l’homme qu’elle oblige à s’aligner sur elle, modifie radicalement les objets auxquels elle s’applique sans être pour sa part modifiée par eux, parce qu’elle est la technologie obligatoirement efficace en toutes choses.

Cette hypothèse que nous présentons s’appuie sur les thèses développées par Jacques Ellul à propos du système technicien[3]. Pour rappel, Ellul considère que le système technicien, composé d’une multitude de sous-systèmes (système aérien, agricole, autoroutier, bancaire, ferroviaire, informatique, postal, téléphonique, énergétique, urbaniste, etc.), correspond avant tout à un ensemble de mécanismes qui répondent à la recherche de la méthode absolument la plus efficace en toutes choses.

L’avenir sera technologique, parce qu’on vous l’a promis. Un avenir radieux, bien sûr. Une marche inexorable vers le progrès, où l’intelligence artificielle résoudra tout, des crises économiques aux affres existentielles, en passant par le climat et la démocratie. Mais derrière les promesses léchées et les slogans lénifiants, que nous vend réellement le discours technologique ? Une vision du futur, ou un programme pré-écrit, verrouillé, où l’innovation ne se discute pas, elle s’accepte.

En ce sens, nous sommes d’avis que l’intelligence artificielle est définitivement la méthode absolument la plus efficace en toutes choses. Pourquoi ? Parce qu’elle est en mesure d’apprendre par elle-même par le truchement de réseaux de neurones artificiels (deep learning). Ce faisant, elle est en passe de tenir lieu et place du système technicien lui-même. En fait, du moment où l’intelligence artificielle aura colonisé tous les sous-systèmes du système technicien en les connectant efficacement les uns aux autres, elle deviendra de facto le système technicien.

En 1988, Jacques Ellul se demandait à quel moment « ce système, qui évolue et s’accroît sans aucun contrôle, pourrait peut-être se voir doté d’un mécanisme de feed-back qui contrôlerait l’orientation et la rapidité de fonctionnement et d’adaptation du système[4]. » Trente ans plus tard, l’intelligence artificielle répond à sa question. Donc, ce renversement de l’ordre du système technicien n’est pas anodin, car du moment où un système est en mesure d’apprendre par lui-même et d’évoluer en s’autoconfigurant en fonction des situations rencontrées, ce nouveau système technicien sera aussi en mesure d’absorber de façon définitive tout ce qu’il peut absorber, même la vie sociale et surtout la vie sociale.

© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / 2025


[1] Ellul, J. ([1977] 2004), Le système technicien, Paris : Calmann-Lévy, réédition Le Cherche midi, p. 40.

[2] La « recherche » ici considérée comme une herméneutique sociologique.

[3] Ellul, J. ([1954] 2008), La Technique ou l’Enjeu du siècle, 3e éd., Paris : Armand Colin, p. 2.

[4] Ellul, J. (1988), op. cit., Paris : Hachette, p. 20.