TRANSHUMANISME OU LA RÉINGÉNIERIE DU CORPS
La réingénierie du corps est imparable, pour la simple raison qu’elle se cale dans une logique du devenir plus. Ne pas reconnaître cette prémisse, ne pas accepter qu’il y a cette poussée aveugle qui repousse constamment les limites de tout ce qui existe, c’est ne pas vraiment saisir le devenir de l’homme.
Le chantier d’un corps en devenir
Balado tiré de cet article
Spinoza nous a fait savoir que nul ne sait ce dont est capable le corps. Avec Schopenhauer, nous sommes devenus ce corps sentant, agissant, voulant, cette énergie qui se déploie dans le monde, objet immédiat, celui de la volonté, celui du vouloir-vivre, celui du maintenir — conserver la vie, développer la vie, prolonger la vie, lutter pour la vie — qui affirme la nécessaire conservation de son propre corps. Nietzsche, pour sa part, n’a cessé de nous dire qu’il était possible de dépasser le corps, de devenir plus, de devenir ce surhumain, car telle serait la volonté de puissance qui nous anime tous. Il y aurait là non pas un corps à transformer et à métamorphoser comme le disent certains, mais bel et bien un corps à transcender.
Si, avant Schopenhauer, il y avait le « sujet connaissant », après Schopenhauer il y a eu le « sujet voulant » : « l’être n’est rien d’autre que volonté aveugle, quelque chose de vital et d’opaque qui ne renvoie à rien de visé, à rien de voulu. Son sens réside dans le fait qu’il n’a pas de sens, mais que, simplement, il est. » Et cette volonté, à la base de tout phénomène, « n’est pas l’esprit qui se réalise, c’est une poussée aveugle » qui, en récusant l’idéalisme et le matérialisme, comme le souligne Schopenhauer, réussit le coup de maître de penser le corps comme une immanence radicale. De là, le corps est devenu la tâche principale de notre existence. Cette tâche est aussi une tâche interminable, un projet de transformation jamais achevée. Chacun devient son corps. Chacun choisit son corps. Chaque corps est une œuvre à construire. La convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives (NBIC) est médiatrice de cette œuvre à construire.
Le corps aryen, imaginé par une idéologie totalitaire, le nazisme, le corps parfait, n’est jamais vraiment sorti de notre imaginaire collectif. Il s’est tout simplement dilué, au quotidien, dans le sport, l’alimentation, la médecine, la pharmacologie et la chirurgie.

Porteur de significations sociales, vitrine des transformations culturelles et scientifiques, le corps humain est aujourd’hui au carrefour de forces qui le façonnent, le transcendent, et parfois l’asservissent. À travers un parcours fascinant, Pierre Fraser nous entraîne dans une exploration audacieuse du corps, depuis les idéaux classiques de proportions parfaites jusqu’aux promesses vertigineuses du transhumanisme.
Notre existence même est à l’aune d’une réingénierie soutenue par une certaine connaissance scientifique. Le corps est le matériau du soi, une quête interminable d’amélioration, une limite jamais atteinte, puisque celui-ci peut se détraquer à tout moment, d’où l’obligation à la remise en forme constante et à une ascèse à la saine alimentation. Mais ce salut par le corps ne surviendra pas — au moment où ces lignes sont écrites —, parce que le corps rencontrera forcément une limite, celle de sa fin. Ce faisant, le corps relève désormais de l’activisme, une attitude prônant le recours à l’action directe, une morale fondée sur l’action et le pragmatisme.
Qu’on le veuille ou non, tout le chantier d’ingénierie du corps se cale dans la logique du matérialisme, ce matérialisme de la Grèce antique où la matière construit toute réalité. Et le corps est bien cette réalité. Le corps est bien cette matière incarnée par l’atome qui se suffit à elle-même. À l’ère des biotechnologies et de la bioinformatique, tout devient une simple manipulation d’atomes, de molécules et d’informations. Sans matière, pas d’information, sans information, pas de réingénierie du corps, d’où une réingénierie du corps qui s’est imposée, parce que s’est imposée, au fil des siècles, cette idée récurrente qu’il fallait transformer le corps, qu’il fallait en revisiter ses limites, qu’il fallait sans cesse remettre en question sa nature même.
Cette réingénierie du corps impose une réflexion. Non pas cette réflexion de savoir si le corps doit être ou non objet de réingénierie, non pas cette réflexion théologique de savoir si l’homme se substitue à Dieu, mais bien cette réflexion philosophique et sociologique qui porte un regard objectif sur une démarche qui non seulement est en cours, mais qui est surtout inéluctable. La réingénierie du corps est en ce sens imparable, pour la simple raison qu’elle se cale dans une logique du devenir plus. Ne pas reconnaître cette prémisse, ne pas accepter qu’il y a cette poussée aveugle qui repousse constamment les limites de tout ce qui existe, c’est ne pas vraiment saisir le devenir de l’homme.
Si la sagesse antique a bel et bien reconnu que le corps est souffrance, qu’il est voué à la mort, que son destin est scellé, elle y a cependant opposé des solutions qu’elle a encadrées dans un système d’explications rationnelles. Les épicuriens, les stoïciens, les cyniques y ont pourvu. Ils nous ont dit qu’il était possible de travailler sur soi-même, de se transformer, de devenir meilleur en quelque sorte. Bref, ils nous ont enseigné, à 2 500 ans de distance, qu’il ne fallait pas se contenter d’être le jouet des déterminismes génétiques, sociaux, politiques et économiques, mais d’être le propre créateur de soi. Il faudrait sans cesse revendiquer cette liberté intérieure qui permet de contrer les assauts de la souffrance, de la maladie et de la mort.
Sénèque ne dira-t-il pas à Lucilius : « La mort se présente à toi : elle serait à craindre si elle pouvait être avec toi : nécessairement soit elle ne t’atteint pas, soit elle passe[1]. » L’injonction de Sénèque est forte. Elle appelle à dépasser le corps, à franchir le Rubicon de la mort. Certes, Sénèque n’a jamais eu l’intention de vaincre la mort en modifiant le corps, mais bien de la vaincre en modifiant notre attitude envers celle-ci.
Sénèque, n’ayant aucun accès aux biotechnologies, ne pouvait vouloir vaincre la mort que dans la mesure des moyens de l’époque ; il ne pouvait suggérer que de changer notre attitude envers celle-ci. Quant à nous, nous avons accès à des technologies prométhéennes. Nous avons décidé de vaincre la mort, le dépérissement du corps, la maladie et la souffrance. Le corps est désormais un objet qu’il est possible de fabriquer méthodiquement. Pourquoi ne pas le faire ? Pourquoi s’en tenir au seul fait de changer d’attitude envers la mort ?
Avant l’arrivée de la médecine scientifique, et à plus forte raison avant l’arrivée des technologies médicales numériques capables de réduire le corps à sa plus simple information génétique, la connaissance antique présumait que le sujet devait se transformer dans son être pour appréhender la vérité et être apte à la connaissance. Le souci de soi que Platon résumait sous la formule « Si tu veux connaître le gouvernement des hommes […] commence par te soucier de toi-même, commence par t’occuper de toi », prescrivait à l’individu non pas de se connaître, mais de s’occuper de soi-même à travers le thérapeutique voué à une pratique du culte de l’être qui soigne l’âme. Épicure, pour sa part, suggérait d’être le thérapeute de soi-même pour véritablement accéder à la connaissance de la vérité.
En fait, dans l’Antiquité, la connaissance de soi était subordonnée au souci de soi, l’idée centrale étant que l’individu se préoccupe de lui-même, c’est-à-dire qu’il juge par lui-même des choses, et partant de là, qu’il acquière les connaissances voulues pour agir. Pour certains observateurs, l’arrivée de la médecine technoscientifique aurait bouleversé cette approche : « Dès lors, qu’un savoir est scientifiquement exact, on peut le transvaser, le déplacer d’un lieu à l’autre, sans requérir pour autant que celui qui le reçoit se révèle apte à l’accueillir[2]. » Ici, la connaissance de soi subsumerait et subordonnerait le souci de soi.
L’individu, devenu patient, pris en charge par le système de santé dans un quelconque établissement hospitalier, dans lequel est transvasé un savoir scientifique, ne serait plus dans un mode thérapeutique, mais dans un mode où il importe peu de savoir si le patient sait à quoi il peut s’attendre comme traitement, la médecine technoscientifique ayant décrété, en se fondant sur les essais cliniques, que le traitement proposé fonctionnera et que le patient ne s’en portera que mieux, nonobstant ce qu’il peut en penser. C’est là que se concentre tout le discours d’une médecine déshumanisante qui ne s’occuperait que d’organes déréglés. L’IA se propose de changer cette donne.
© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / 2025
RÉFÉRENCES
[1] Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre n° 4.
[2] Gori, R. Del Vogo, M.J. (2005), La santé totalitaire — Essai sur la médicalisation de l’existence, coll. Champs Essais, Paris : Flammarion, p 62.