TRANSHUMANISME OU LE FANTASME DE L’IMMORTALITÉ

Analyse d’un discours de l’affranchissment biologique

Pour certains chercheurs, et pour tout un courant de pensée, le transhumanisme, la mort n’est pas un horizon indépassable, car il serait possible de l’outrepasser ou d’en ralentir d’autant sa survenue en ralentissant de façon importante le vieillissement. Ainsi, la mort n’est plus du tout considérée comme un problème d’ordre philosophique, spirituel ou religieux, mais bien comme un problème d’ingénieur, autrement dit, réparer ce qui fonctionne mal et ce qui est défectueux.

Avec l’arrivée des technologies numériques dans le domaine de la santé personnelle, se dessine en filigrane une désintermédiation progressive de la médecine traditionnelle où il y a à la fois repositionnement et/ou élimination des intermédiaires jusqu’alors en place. L’individu aurait non seulement accès à une batterie de technologies susceptibles de l’informer en temps réel à propos de son état de santé, mais il deviendrait celui par qui la santé arrive. Pour les spécialistes du domaine, la nutrigénomique fournira à l’individu tout ce qu’il a à savoir en matière de nutrition pour optimiser sa santé en fonction de son propre génome[1] ; la médecine régénérative, fondée sur les thérapies à base de cellules souches — autonomisation ultime de l’individu, l’individu réparé par lui-même —, offrira la possibilité de traiter certaines conditions médicales incapacitantes — infarctus, diabète insulinodépendant, Parkinson, Alzheimer —[2] ; la biologie synthétique étendra ou modifiera le comportement de certains organes et/ou organismes (biological engineering) —[3] ; la génomique de type « Do-it-Yourself » permettra de réaliser son propre séquençage génétique[4][5] à un coût dérisoire pour y repérer des mutations potentiellement létales. Ce qui se dégage de ce processus de désintermédiation de la santé, c’est que la vitesse à laquelle l’information est en mesure d’être saisie, traitée et délivrée permettrait une réactivité quasi instantanée. Le mot clé, ici, est bien réactivité. En fait, l’individu autonome en matière de santé aurait la capacité d’être réactif, c’est-à-dire de réagir rapidement afin d’éviter une aggravation de sa condition de santé, qu’il soit ou non bien portant. Il est autonome, il est celui par qui la santé arrive.

Au-delà de cette médecine réactive qui se profile, le chantier du corps, depuis quelques années, est engagé dans une toute nouvelle direction. En cette première moitié du XXIe siècle, le corps est encore et toujours, comme au siècle précédent, considéré comme un réservoir de pièces, réparable, perfectible, malléable, transformable ; c’est la réparation sans fin. Un ajout cependant, le corps peut être transcendé. C’est-à-dire que sa condition mortelle peut être contournée, et que la maladie et le vieillissement ne seraient pas inéluctables : « faire marcher les paralysés, redonner la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, donner vie à une prothèse articulée, faire repousser un membre, comme la salamandre le fait naturellement, sont des souhaits souvent exprimés, parfois des promesses de la médecine[6]. »

Porteur de significations sociales, vitrine des transformations culturelles et scientifiques, le corps humain est aujourd’hui au carrefour de forces qui le façonnent, le transcendent, et parfois l’asservissent. À travers un parcours fascinant, Pierre Fraser nous entraîne dans une exploration audacieuse du corps, depuis les idéaux classiques de proportions parfaites jusqu’aux promesses vertigineuses du transhumanisme.

Comme le souligne Ray Kurzweil : « Alors qu’une partie de mes contemporains pourrait se satisfaire d’accepter de bon gré le vieillissement comme un élément du cycle de la vie, moi je ne suis pas d’accord. C’est peut-être « naturel », mais je ne vois rien de positif dans le fait de perdre mon agilité mentale, mon acuité sensorielle, ma souplesse physique, mon désir sexuel ou d’autres capacités humaines. Je vois la maladie et la mort à tout âge comme une calamité, comme des problèmes qui doivent être dépassés[7]. »

Ici, le rêve transhumaniste né dans quelques milieux du MIT, sous l’impact de l’IA et de la robotique, rêve d’une humanité où le corps « naturel » (porteur de souillures et avilissant) a disparu au profit de cyborgs implantés (puces et implants divers). Avec eux, le corps est parvenu à son point de bascule : le biologique n’est plus, demeure l’électronique et l’information. Le corps cesse donc d’être le signe de la création divine et passe désormais sous le magistère des ingénieurs du corps : biotechnologies, nanotechnologies, neurotechnologies, sciences cognitives, bioinformatique.

Les cellules souches se positionnent dorénavant comme les précurseurs de ces incroyables possibilités médicales, puissant mythe prométhéen qui engage une société dans le rêve d’une finitude enfin reléguée aux oubliettes. Aubrey de Grey, informaticien devenu bioingénieur, quant à lui, suggère que c’est bien « l’accumulation des effets secondaires du métabolisme qui finissent par nous tuer[8][9] », et qu’il faut donc renverser le processus du vieillissement.

Ray Kurzweil parle d’une singularité, ce moment hypothétique de l’évolution technologique marquant le dépassement des capacités humaines par l’intelligence artificielle, autre puissant mythe prométhéen où le corps de la singularité est un corps version 2.0 affranchi des contraintes biologiques qui le dégradent et le conduisent à sa dégénérescence. Corps glorieux, corps immortel, la convergence technologique est non seulement à l’aune de la fabrication du posthumain, l’homme augmenté, mais aussi à celle de nouvelles normativités. Il ne s’agit plus de comprendre le fonctionnement de la biologie humaine, mais « d’atteindre une nouvelle dimension et capacité d’affecter la biologie humaine[10]. »

Mythe d’un Avenir radieux, ce nouvel être humain conduirait à une amélioration sociale, d’où l’idée qu’améliorer la condition corporelle humaine améliore la condition morale — vieux rêve annoncé par Condorcet au XVIIIe siècle : « Garantir l’immortalité du corps et de l’esprit, le transformer, le réécrire, le construire, améliorer l’humain et ses performances intellectuelles et physiques, bâtir une société nouvelle dans un âge d’or de richesse et de paix[11] ». Tel est le programme déjà inscrit en filigrane dans les comportements actuels face à la santé à travers le dépistage, la nutrition et le fitness. Il ne s’agit plus uniquement de transcender ce qui tue le corps, mais de remodeler l’homme, de procéder à de l’ingénierie humaine pour obtenir de chacun des comportements toujours de plus en plus normés. C’est tout le projet transhumaniste.

Ce vaste chantier du corps amorcé il y a plus de six cents ans, à la Renaissance, est sur une lancée technologique sans précédent. Ce qui attend le corps va au-delà de tout ce qui est pour le moment possible d’imaginer. Toutefois, il est plausible d’avancer l’idée que ce chantier sera encore et toujours fédéré sous la contenance de soi et la gouvernance de soi, concepts formulés par la morale puritaine de la Réforme protestante du XVIIe siècle. La quantification de soi à l’aune des technologies numériques, cette capacité dont dispose désormais l’individu à monitorer sa condition métabolique en temps réel, a de beaux jours devant elle.

Ce qui se pointe maintenant à l’horizon c’est la transparence de soi, c’est-à-dire le corps ultimement transparent rendu intégralement visible par toutes les technologies numériques d’imagerie médicale actuellement en développement. Ce faisant, il est envisageable de penser que la contenance de soi et la gouvernance de soi disposeront de deux outils normatifs extrêmement puissants : la quantification de soi et la numérisation de soi. Outils normatifs, dans le sens où cette quantification de soi et cette numérisation de soi renverront de plus en plus en temps réel à l’individu les fourchettes statistiques du corps idéal, performant, optimisé et en santé à atteindre. Outils normatifs, dans le sens où l’accès à ces mêmes outils ne sera pas également réparti, d’où possibilité d’inégalités sociales et d’exclusion sociale.

Certains aspects de la condition humaine — handicap, souffrance, maladie, vieillissement — seraient tout à fait inutiles et indésirables. C’est l’épistémologie transhumaniste. Le transhumanisme, c’est l’Homme 2.0, un programme qui se décline en quatre phases. Dans une première phase, obtenir une espérance de santé optimale jusqu’à un âge avancé, tant sur le plan physique que mental. Dans une deuxième phase, améliorer de façon significative les capacités physiques et mentales. Dans une troisième phase, transcender l’homme en déployant pour lui de nouveaux possibles pour sa nature humaine par l’intermédiaire des biotechnologies, des nanotechnologies, des neurotechnologies et de la bioinformatique. Dans une quatrième phase, dématérialiser, délocaliser, détemporaliser le cerveau en le transférant dans un ordinateur, suite logique de ce que les technologies numériques ont d’inscrit au plus profond d’elles-mêmes : dématérialisation, délocalisation, détemporalisation.

Il s’agit de l’ultime aboutissement de l’autonomisation de l’individu annoncé par le Siècle des Lumières. C’est l’ultime aboutissement du projet du philosophe américain transcendantaliste du XIXe siècle, Ralph Waldo Emerson, qui voulait transformer l’individu en un royaume souverain : « Vous êtes l’expression de cet univers vaste et merveilleux. […] Faites toutes ces choses avec sincérité et vous vous approcherez de ce que vous êtes vraiment, à savoir : une expression singulière de toute existence. » C’est l’individu comme juge suprême de son monde et de sa propre vie.

Le projet transhumaniste c’est aussi l’homme, par sa volonté, qui exige de devenir plus, qui gère désormais sa propre évolution par technologies interposées. Comme le souligne si bien le philosophe français Michel Serres, « le corps perd ». Il perd d’anciennes facultés pour en gagner de nouvelles en les externalisant. La position bipède a fait perdre au corps la position quadrupède pour gagner la main, a fait perdre au corps la bouche comme objet de préhension pour faire de celle-ci un outil du langage. Par le truchement des biotechnologies et des technologies numériques, le corps continue à perdre et le cerveau perd également.

Chaque nouvelle technologie numérique externalise d’autant certaines fonctions cognitives pour en gagner de nouvelles. Plus besoin de se souvenir de tout, il suffit d’interroger un moteur de recherche, laissant ainsi le cerveau libre pour établir de nouvelles relations jusque-là inexistantes entre les informations désormais accessibles ; c’est ce que l’on prétend. Le savoir de l’humanité est à la portée de tous, car il a été dématérialisé, délocalisé, détemporalisé.

Je propose donc au lecteur d’analyser comment s’est construit, élaboré et déployé l’un des mythes technoscientifiques les plus éclatants en dehors de celui de l’intelligence artificielle, celui du transhumanisme, c’est-à-dire tout ce courant de recherche scientifique qui considère que la mort est avant tout un problème de « conception » de la nature et comment il est possible d’y surseoir. Ce que je propose également au lecteur, c’est une aventure du corps, celle d’une histoire sans fin qui veut faire du corps autre chose que ce qu’il est. D’ailleurs, depuis fort longtemps, le corps a été le lieu de toutes les rencontres. Porteur d’une multitude d’identités sociales, il a aussi été une fascinante entreprise de normalisation et de transformation depuis l’Antiquité.

Il importe donc d’explorer l’inscription sociale du corps à travers les époques pour mieux en comprendre ses attitudes, ses comportements, ses gestes, ses postures et les interventions à déployer sur celui-ci pour le régulariser et le normaliser, le rendre conforme à certaines attentes, surtout l’amener à un certain idéal de corporéité élaboré au cours des XVe et XVIe siècles, et décrypter pourquoi il est, depuis le tournant du second millénaire, cet objet qui doit à tout prix être réparé.

© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / 2025


RÉFÉRENCES

[1] Mutch, D., Wahlit, W., Williamson, G. (2005), « Nutrigenomics and nutrigenetics: the emerging faces of nutrition », in The FASEB Journal, vol. 19, p. 1602-1601

[2] Mason, A., Dunhill, P. (2008), « A brief definition of regenerative medicine », in Future Medicine, vol. 3, n° 1.

[3] Andrianantoandrol, E., Basul S., Karig, D., Weiss, R. (2006), « Synthetic biology: new engineering rules for an emerging discipline », in Molecular Systems Biology, vol. 10, p. 1038.

[4] Au tournant du XXIe siècle, il en coûtait approximativement 1 million de dollars pour obtenir un séquençage génétique, 49 000 $ en 2010, [20 000 $ en 2012], et il en coûtera approximativement 1 000 $ vers 2015.

[5] Katsnelson, A. (2010), « DNA sequencing for the masses — The launch of a new technology marks a move towards small-scale sequencing in every lab », in Nature News Online.

[6] Sicard, D. (2011), « De la médecine sans corps et sans sujet à l’éthique », in Aux origines de la médecine, Paris : Fayard.

[7] Kurzweil, R., Grossman, T. (2006), Serons-nous immortels ? Oméga 3, nanotechnologie, clonage…, Paris : Dunod, coll. Quai des Sciences.

[8] « I define aging as the set of accumulated side effects from metabolism that eventually kills us. »

[9] Than, K. (2005), Hang in There: The 25-Year Wait for Immortality ― Interview with Aubrey de Grey, Live Science, http://bit.ly/o9oCPE.

[10] Heller M.J. (2002), « The Nano-Bio Connection and its Implication for Human Performance », Roco and Bainbridge eds, in WTEC : Converging Technologies for Improving Human Performance.

[11] Maestruti, M. (2006), « La singularité technologique : un chemin vers le posthumain ? », in Vivant ― L’actualité des sciences et débats sur le vivant, Paris : Université Paris X.