IA ET TRANSHUMANISME OU LA PROMESSE D’UN CORPS EN SANTÉ PERPÉTUELLE

Analyse d’une nouvelle représentation du corps

Le corps n’échappe pas à cette logique déferlante d’être une donnée. La santé ne peut être en reste. Il y a ici des promesses délirantes. Les données médicales massives auront un impact important sur chacun d’entre nous, malade ou en santé : ce sont des avancées spectaculaires dans le diagnostic et le traitement de certaines maladies ; c’est la possibilité d’éviter le traumatisme de l’attente d’une mammographie ou celui d’une chirurgie de la prostate. Armé d’un bistouri numérique dopé à l’IA, le médecin découpera cette masse colossale de données de tous les cas de cancer du sein ou de la prostate, ciblera avec grande précision la démarche à suivre, évitera au patient l’angoisse de l’attente du résultat, évacuera avec efficacité le patheï mathos, ce passage de l’épreuve de la souffrance, la gravité d’avoir à vivre comme être humain, car la maladie du malade n’est pas son organe malade, mais sa connaissance tragique du non-sens de la souffrance. Ces avancées ne sont pas innocentes.

L’addition d’informations génétiques démultipliera et magnifiera de plusieurs degrés les données médicales massives. C’est la possible promesse de maintenir définitivement les gens en santé. La génomique se veut cette promesse : mettre à nu le mode de transmission de certains traits génétiques, décortiquer la mécanique des gènes pour prévenir ou traiter certaines maladies. Le séquençage des gènes, leur cartographie et leur analyse engendreront des montagnes de données qui, combinées à d’autres informations cliniques, permettront d’établir une image détaillée du risque de maladie et de son traitement le plus efficace. C’est la numérisation de soi. C’est le corps ultimement transparent.

Armée de ces données médicales massives, la santé publique pourra agir de façon très ciblée sur certaines populations en fonction du milieu de vie, de la localisation géographique, de l’ethnicité, de l’âge, du genre, du revenu, du niveau de scolarisation. C’est la possibilité de développer des applications qui agrègent données médicales et sociales. C’est la conjecture idéale pour produire des cartes de facteurs de risque que les gens pourront télécharger sur leurs appareils mobiles. C’est aussi l’éventualité de stigmatiser des populations. Les données médicales massives, combinées à des données sociographiques massives, deviendront ainsi profils d’individus et profils de populations.

L’hôpital, milieu hautement générateur de données de toutes sortes (admission, hôtellerie, repas, soins infirmiers, diagnostics, imagerie médicale, tests de dépistage, soins de transition, physiothérapie, soins à domicile) est à la jonction des soins de santé et de l’ère au tout numérique. Ces données médicales massives ouvriront de toutes nouvelles perspectives. C’est l’information partagée par niveaux d’autorisation, des portails en quelque sorte, où le patient, la famille immédiate, le médecin traitant, spécialistes de la santé et autres intervenants sociaux partagent une vision à la fois globale et détaillée de l’état de santé du malade.

Porteur de significations sociales, vitrine des transformations culturelles et scientifiques, le corps humain est aujourd’hui au carrefour de forces qui le façonnent, le transcendent, et parfois l’asservissent. À travers un parcours fascinant, Pierre Fraser nous entraîne dans une exploration audacieuse du corps, depuis les idéaux classiques de proportions parfaites jusqu’aux promesses vertigineuses du transhumanisme.

Ces portails médicaux alimenteront en retour la masse globale des données médicales. Il est fort possible que les barrières empêchant actuellement le partage des informations médicales d’un patient tombent, alors qu’administrateurs d’hôpitaux, médecins, cliniciens et chercheurs voudront de plus en plus avoir un accès universel à celles-ci. Ce sont là des informations non plus confinées au seul établissement qui les a générées, mais fondues dans la masse de tous les établissements hospitaliers.

Il se pourrait bien que l’impact indirect de ces données médicales massives globales résulte en une réduction drastique des soins de santé, augmente de plusieurs degrés le niveau de transparence du corps et contribue également à offrir au patient une médecine moins déshumanisante, moins froide, plus empathique, à l’inverse d’une médecine de plus en plus spécialisée, technicienne et déshumanisée, qui traite d’organes déréglés et d’affections neurophysiologiquement localisées, une médecine qui affiche du mépris envers la douleur et la souffrance du patient, d’où une contrepartie qui s’exprimerait, depuis les vingt dernières années, dans des pratiques alternatives tenant compte de l’individu dans son ensemble. C’est peut-être le moment d’une médecine holistique. Tout ça n’est évidemment que pure spéculation, mais il faut cependant s’en préoccuper, car les données médicales massives, elles, ne sont pas une spéculation, mais une réalité qui, chaque jour, est alimentée par des téraoctets d’informations. Et ce seul fait mérite qu’on leur prête une attention toute particulière.

Il y a fort à parier que tous les patients de ce monde ne désirent qu’une seule chose : un accès facile et rapide à un spécialiste de la santé et la possibilité de prendre rendez-vous pour une consultation. Une fois réglé le problème de l’accès à un spécialiste de la santé, il faut régler celui de tâches plus administratives et répétitives, par exemple, la simple question du renouvellement des prescriptions. Que l’on vive aux États-Unis ou au Canada, en France ou en Allemagne, à Singapour ou à New Delhi, toute solution informatisée, quelle qu’elle soit, si elle ne réussit pas à combler cette simple attente, est vouée à une désaffection à plus ou moins brève échéance, pour la simple raison que le patient cherche tout d’abord à soulager son angoisse existentielle face à sa condition de santé.

Une fois que cette angoisse existentielle aura été contenue chez chaque individu, il sera dès lors possible d’ouvrir les vannes de l’imagination débordante des informaticiens, des ingénieurs, des bioinformaticiens, des généticiens, de la Santé publique et des investisseurs pour conduire à ce que le corps de chacun devienne le plus transparent possible pour le corps hospitalier, l’État et l’entreprise privée.

© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / 2025