POURQUOI LUTTER CONTRE L’OBÉSITÉ ?

Analyse d’un récit dominant

Que faut-il au juste entendre par « lutte contre l’obésité » ? D’une part, il faut entendre l’ensemble des attitudes, des représentations, des pratiques individuelles et des environnements favorisant la prise de poids. D’autre part, il faut entendre l’ensemble des interventions proposées par les institutions permettant de réguler et de normaliser à la fois les environnements et les comportements potentiellement obésogènes, l’expression « obésogène » renvoyant à l’ensemble des dispositifs d’un environnement donné favorisant la prise de poids, ainsi que l’ensemble des comportements d’un individu conduisant à la prise de poids.

Ces environnements potentiellement obésogènes sont multiples et constituent ce qu’il est convenu d’appeler l’infrastructure de la prise de poids[1] : le complexe agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide ; l’espace bâti ; le type d’emploi occupé. En somme, tout semble concourir à la prise de poids. Dans les pays industrialisés, ce n’est pas uniquement l’environnement qui serait obésogène, mais le quotidien même de l’individu. C’est-à-dire que, nonobstant tout ce que l’individu puisse faire pour contrer le développement de la masse adipeuse, il baigne systématiquement, dans sa vie de tous les jours, dans un environnement obésogène.

La position n’est pas innocente, car elle implique que le moindre relâchement de la vigilance de la part d’un individu le met inévitablement à risque d’être en surpoids ou de devenir obèse. Le milieu de vie lui-même serait devenu un facteur de risque obésogène et le seul fait de déclarer que certains environnements sont obésogènes revient à signaler un risque pour la santé. De plus, en intégrant au vocabulaire le néologisme « obésogène », il y a, conséquemment, l’acceptation implicite que certains environnements, attitudes ou comportements sont susceptibles de favoriser le développement de la graisse par la disponibilité accrue de nourriture, la motorisation des déplacements et la sédentarisation des jeux et des loisirs[2].

Ce travail de signalement, fondé sur la notion d’environnements, d’attitudes et de comportements obésogènes, est constant. Il devient ce par quoi il est possible de rendre compte des dangers qui guettent à tout instant l’individu dans son combat contre la prise de poids.

Il importe également de préciser que le phénomène de lutte contre l’obésité est avant tout issu du paradigme biomédical[3], c’est-à-dire : l’application en médecine de la méthode analytique des sciences exactes où les faits scientifiques sont reconnus comme une vérité (modèle pastorien : la vaccination est efficace), et le fait de considérer que l’individu est le seul et unique responsable de sa santé et que le rôle du spécialiste, dans un tel contexte, est de lui indiquer et signaler les risques encourus par ses comportements, d’où la suggestion qui lui est faite de modifier ceux-ci pour améliorer sa propre santé.

Deuxièmement, il existe deux courants de pensée dans la lutte contre l’obésité : le premier se concentre surtout sur la perte de poids comme facteur essentiel pour recouvrer la santé, et le second se focalise sur la saine alimentation et l’activité physique. À première vue, il peut sembler incongru de faire une telle distinction, mais elle a son importance.

Dans une société saturée de promesses nutritionnelles, où chaque bouchée semble devoir justifier son existence par des vertus supposées, Pierre Fraser démonte avec une ironie salutaire les grands récits de la « saine alimentation ». Antioxydants miraculeux, superaliments héroïques, aliments « sans ceci » et « enrichis de cela », vins désalcoolisés et fauxmages bien pensants : l’assiette contemporaine est devenue un théâtre, une mise en scène savamment orchestrée où les discours scientifiques se muent en certitudes médiatiques, et où le plaisir de manger se dilue dans une avalanche de données et d’injonctions contradictoires.

Les courants de la lutte contre l’obésité

Le courant qui se concentre sur la perte de poids est surtout animé par l’institution médicale, les nutritionnistes, les kinésiologues et la santé publique. L’hypothèse sur lequel il s’appuie suggère qu’il y a une épidémie d’obésité — la prise de poids excessive — et que la situation exige des interventions publiques pour juguler le problème. Les données obtenues par une multitude d’études et de recherches, quant à elles, démontreraient clairement qu’il existe non seulement un lien de causalité fort entre excès de poids et maladies métaboliques de toutes sortes, mais que l’obésité pourrait conduire à une mort prématurée, que la génération actuelle d’enfants obèses aura une espérance de vie moins longue que la génération précédente, que l’obésité a des effets débilitants sur la santé en général.

À l’inverse, le second courant de pensée, plutôt animé par des chercheurs provenant essentiellement des sciences sociales (Glen Gaesser[4], Paul Campos[5], Eric Oliver[6], Abigail Saguy[7]), remet en cause les fondements mêmes du premier courant, celui de la perte de poids. Ces chercheurs considèrent que les tenants du premier courant font non seulement une mauvaise interprétation des données disponibles, mais surtout une sur-appréciation de celles-ci. Leurs principaux contre-arguments se présentent comme suit :

  • il n’y a pas plus de personnes obèses qu’au cours des décennies précédentes, mais plutôt une modeste augmentation du poids moyen dans la population qui ne représente pas forcément une épidémie d’obésité[8] ;
  • l’espérance de vie, dans les pays industrialisés, a augmenté et non baissé, malgré le discours qui prétend que l’obésité abrège l’espérance de vie[9] ;
  • il n’y a aucune preuve statistique et épidémiologique voulant que l’obésité entraîne automatiquement une kyrielle de problèmes de santé, alors que les statistiques suggèrent plutôt que ce ne sont que les gens en situation d’obésité morbide ou excessive qui seraient vraiment à risque — les données suggéreraient plutôt qu’un certain surpoids et un certain excès de graisse auraient des effets protecteurs chez les personnes plus âgées[10] ;
  • les études épidémiologiques n’ont pas été en mesure de démontrer hors de tout doute que la perte de poids signifiait forcément une amélioration de la santé, puisque les diètes à répétition dégraderaient plutôt la santé générale[11] ;
  • la graisse est considérée comme un symptôme plutôt que la cause de certaines maladies déjà présentes[12] ;
  • l’activité physique régulière est plus importante pour la santé que le seul critère de la perte de poids[13].

L’un des chercheurs du second groupe, Eric Oliver, affirme que ceux qui proclament haut et fort que l’obésité est un problème de santé publique majeur sont justement ceux qui ont intérêt à ce que l’obésité soit considérée comme une maladie[14]. Paul Campos va encore plus loin et affirme que ceux qui épousent la cause de l’épidémie d’obésité le font avant tout pour des intérêts financiers, qu’ils ont des accointances avec l’industrie de la perte de poids, qu’ils désinforment délibérément le public quant aux causes réelles du problème, qu’ils stigmatisent les gens obèses en faisant d’eux des parias de la société[15]. Certains nutritionnistes du second courant de pensée mettent surtout l’emphase sur la saine alimentation comme facteur pivot d’une bonne santé : peu importe le poids, l’idée étant qu’il n’existe pas un état moyen des corps représentatif de la santé, mais que la santé se distribue autrement que par la simple question de poids. Autrement dit, un individu peut être en surpoids ou en surpoids excessif et être tout de même en santé[16].

Les intervenants impliqués dans la démarche du courant dominant (paradigme biomédical) de la lutte contre l’obésité (chercheurs, législateurs, politiciens, santé publique, spécialistes de la santé, nutritionnistes, épidémiologistes, kinésiologues, entraîneurs, sociologues, psychologues) participent à sa construction, son élaboration, son renforcement et sa diffusion. En fait, l’ensemble de ces intervenants s’appuie sur deux affirmations fortes : (i) tout excès de graisse correspond à un risque avéré pour la santé (problèmes cardiovasculaires, diabète, hypertension, problèmes musculo-squelettiques, syndrome métabolique, mort prématurée) ; (ii) le nombre de gens obèses est en constante progression, tant dans les pays industrialisés que dans les économies émergentes.

Chercheurs et décideurs ont donc convenu que l’excès de graisse est dommageable pour la santé, et que face à ce problème épidémique d’ordre à la fois social, économique et politique de portée mondiale, il devenait non seulement impérieux d’agir, mais de penser à de nouvelles mesures de contention. Leurs recommandations, et il importe ici de préciser qu’il s’agit bien de recommandations et non de prescriptions, ont dès lors pour finalité d’amener les gens à modifier leurs habitudes de vie, à manger plus sainement et à faire plus d’exercice, en somme, à adopter un mode de vie sain, car tout est dans le mode de vie, ce dernier étant le référentiel par lequel il est possible de mesurer l’état de santé globale du corps. Ils en appellent, d’autre part, aux autorités pour réguler les environnements publics susceptibles de favoriser la prise de poids et de légiférer sur les activités commerciales du complexe agroalimentaire et de l’industrie de la restauration rapide réputées favoriser la prise de poids.

L’explication sociologique de l’obésité

Toutefois, pour le sociologue, bien que très pratiques, tous ces constats relevant du paradigme biomédical ne peuvent expliquer à eux seuls comment la lutte contre l’obésité s’est socialement construite, ni quelles couches de la population elle cible, ni comment s’est construite la représentation sociale du corps obèse ainsi que celle du corps de justes proportions socialement attendu.

En fait, l’état de la recherche en matière d’obésité est actuellement ancré dans le paradigme biomédical. Une fouille approfondie de la littérature scientifique francophone et anglophone n’a pas permis de relever des études ou des recherches traitant spécifiquement des conditions d’émergence de la lutte contre l’obésité. En revanche, il existe une pléthore d’articles scientifiques et de livres traitant du développement de l’obésité, de son traitement et des mesures de santé publique. Conséquemment, il faut utiliser une autre approche que celle du paradigme biomédical pour appréhender les conditions sociales d’émergence de la lutte contre l’obésité.

Considéré sous l’angle de la sociologie, que faut-il alors entendre par « lutte contre l’obésité » ? Le phénomène de la lutte contre l’obésité est une construction sociale dans le sens de Berger et Luckmann[17], c’est-à-dire une construction créée, objectivée et intériorisée par les individus dont la finalité est éventuellement d’inciter à adopter des comportements de plus en plus orientés vers des pratiques préventives en matière de santé. En somme, il s’agit d’un phénomène qui engage les individus et les institutions dans une démarche globale vouée à maîtriser, contrôler, normaliser et réguler la prise de poids.

Porteur de significations sociales, vitrine des transformations culturelles et scientifiques, le corps humain est aujourd’hui au carrefour de forces qui le façonnent, le transcendent, et parfois l’asservissent. À travers un parcours fascinant, Pierre Fraser nous entraîne dans une exploration audacieuse du corps, depuis les idéaux classiques de proportions parfaites jusqu’aux promesses vertigineuses du transhumanisme.

Partant de cette mise en situation, l’objectif de cette partie du livre est de mettre en lumière comment des faisceaux de représentations et d’argumentations convergent dans une longue histoire des idées à propos du corps et construisent ainsi des mutations du rapport entre le collectif et l’individuel (une sociologie du sensible en quelque sorte). Il importe aussi de préciser en quoi cette partie du livre ne consiste pas : une recherche sur les causes de l’obésité ; une étude sur la stigmatisation dont sont victimes les personnes obèses ; une étude de genre sur l’obésité ; l’obésité comme instrument de lecture des inégalités sociales ; le regard des médias sur l’obésité ; les moyens et méthodes déployés pour contrer l’obésité ; les impacts de l’obésité sur le système de santé ; l’obésité infantile ; une théorie sur l’obésité ; une théorisation du corps.

De là, une simple question : « Pourquoi l’obésité est-elle devenue un phénomène majeur dans les sociétés développées au point que la lutte contre l’obésité soit devenue une priorité des politiques sociales et sanitaires ? » Afin de répondre le plus adéquatement possible à cette question, une hypothèse de travail qui se formule comme suit : « les concepts de contenance de soi et de gouvernance de soi issus de la Réforme ont fédéré un ensemble de représentations et d’interventions à déployer sur le corps afin de lui conférer un certain aspect socialement attendu, à savoir, un corps de justes proportions et sans excès de graisse ».

Afin de relever les conditions sociales d’émergence de la lutte contre l’obésité, trois aspects seront abordés dans autant de chapitres : la nature de l’infrastructure de la prise de poids, la réponse des institutions pour contrer la prise de poids, la saine alimentation comme réponse individuelle à la prise de poids. Pour chacun de ces points, différentes approches théoriques seront convoquées.

Dans un premier temps, dans la première partie de ce livre, afin de rendre compte de la représentation sociale du corps obèse depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, la méthode utilisée a été fondée sur la notion de représentation collective élaborée par Émile Durkheim, c’est-à-dire que la démarche a consisté à repérer dans une multitude d’ouvrages anciens, modernes et contemporains, « ce que les représentations collectives traduisent, [autrement dit] […] la façon dont le groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui l’affectent[18]. » Cette approche a permis de dégager un portrait relativement fidèle de la représentation sociale que le collectif se fait du corps obèse par rapport au corps socialement attendu au fil du temps.

Dans un second temps, nous chercherons avant tout à démontrer, comment s’est élaborée l’infrastructure de la prise de poids depuis le début du XXe siècle, et comment l’individu doit composer avec cette même infrastructure. Pour analyser la situation dans laquelle se trouve l’individu, c’est le concept de gouvernementalité de Michel Foucault[19] qui sera convoqué, c’est-à-dire que l’État encourage le citoyen à prendre ses responsabilités, et ce, librement, sans coercition, afin d’être en santé et le demeurer, l’idée étant que les gouvernements néolibéraux dépendent, pour leur bon fonctionnement social, tout comme pour leur prospérité, de citoyens qui acceptent en toute connaissance de cause d’adhérer à tel ou tel type de comportement[20], d’où celui de trouver le juste équilibre entre prise alimentaire et discipline.

Dans un troisième temps, nous analyserons comment les institutions réagissent pour contrer la prise de poids. Pour parvenir à cette analyse, il sera fait appel à trois modèles théoriques :

  • le concept d’assemblage de la sociologue australienne Deborah Lupton[21], qui s’est particulièrement intéressée au phénomène de l’intervention publique en matière de prise de poids ;
  • le nudging (théorie de l’action) proposé par Cass Sunstein, qui a pour finalité d’orienter les décisions d’un individu ;
  • la sociologie de l’individu proposée par Alain Ehrenberg, c’est-à-dire un individu immergé dans un environnement social lui prescrivant d’être lui-même tout en faisant preuve de discipline personnelle.

La méthode analytique de Lupton permet de voir comment les institutions de pouvoir (État, santé publique, médecine), en connectant ensemble des éléments aussi disparates que la discipline personnelle, la culpabilisation, la stigmatisation, les campagnes de santé publique, l’argument de l’espérance de vie raccourci, les législations, les réglementations, les techniques marketing et les supports médiatiques, influent, par leurs recommandations, sur les comportements, les pratiques, les attitudes et les environnements susceptibles de favoriser la prise de poids.

Les travaux de Sunstein relatifs au nudging qui suggèrent qu’il est plus facile de ne pas prendre de décisions plutôt que d’avoir à mettre en œuvre toute une série d’interventions pour régler un problème, c’est-à-dire proposer à l’individu une architecture de choix qui l’oriente vers des habitudes alimentaires plus saines.

Finalement, la proposition d’Alain Ehrenberg du gouvernement de soi où l’individu est de moins en moins confronté à une loi morale qui l’écrase et de plus en plus soumis à une injonction permanente d’image de soi.

© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / [2020-2025]


RÉFÉRENCES

[1] Stanton, K. R., Acs, Z. J. (2005), « The infrastructure of obesity an the obesity epidemic : implications for public policy », Journal of Applied Health Economics and Health Policy, vol. 4, n° 3, p. 139-146.

[2] Bourrillon, A., Benoist, G. (2009), Pédiatrie. Abrégés. Connaissances et pratique, Paris : Elsevier Masson.

[3] À l’inverse, le modèle biopsychosocial suggère que l’évolution clinique des patients est déterminée, non pas par les seuls facteurs biologiques, mais aussi par les formes de vie collectives et les événements psycho-sociaux qui sont co-constitutifs de la vie du sujet, ainsi que par les structures et les valeurs qui caractérisent une communauté donnée.

[4] Gaesser, G. A. (2002), Big Fat Lies: The Truth About Your Weight and Your Health, Carlsbad, CA. : Gurze Books.

[5] Campos, P. (2004), The Obesity Myth: Why America’s Obsession with Weight is Hazardous to Your Health, New York : Gotham Books.

[6] Oliver, E. (2006), Fat Politics: The Real Story behind America’s Obesity Epidemic, Oxford : Oxford University Press.

[7] Saguy, A. C. (2013), What’s Wrong with Fat?, Oxford : Oxford University Press.

[8] Campos, P., Saguy, A., Ernsberger, P., Oliver, E., Gaesser, G. (2006), « The epidemiology of overweight and obesity : public health crisis or moral panic », International Journal of Epidemiology, vol. 35, n° 1, p. 55.

[9] Idem., p. 56.

[10] Idem., p. 58.

[11] Idem., p. 58.

[12] Idem., p. 59.

[13] Idem., p. 60.

[14] Oliver, E. (2006), op. cit.

[15] Campos, P. (2004), op. cit.

[16] Aphramor, L. (2005), « Is a weigth-centred health framework salutogenic ? Some thoughts on unhinging certain dietary ideologies », Social Theory, vol. 3, n° 4, p. 315-340.

[17] Berger, P., Luckmann, T. (1986), La construction sociale de la réalité, Paris : Klincksieck.

[18] Durkheim, E. ([1894] 2002), Les Règles de la méthode sociologique, Paris : Payot, p. 18.

[19] Foucault, M. (2012), Du gouvernement des vivants : Cours au Collège de France (1979-1980), Paris : Seuil.

[20] Foucault, M. (1988), Technologies of the Self : A Seminar with Michel Foucault, London : Tavistock.

[21] Lupton, D. (2012), Fat, London : Routledge.