LES DÉMONS GÉNÉTIQUES DU TRANSHUMANISME : QUAND L’ADN DEVIENT DESTIN
Au XXe siècle, après les démons psychiques de Freud, la génétique fait du corps un programme fragile dont les dérèglements doivent être traqués par tests et statistiques. Aujourd’hui, l’IA amplifie cette logique : elle lit et prédit nos vulnérabilités, transformant chaque donnée biologique en menace potentielle. Le corps devient un territoire de peur, de prédiction… et d’anticipation algorithmique.
Quand l’ADN devient destin
Balado tiré de cet article
Sigmund Freud ouvre le XXe siècle sur une vision du corps où l’individu doit composer avec ses démons intérieurs. Il y a désormais un pilote à bord du corps : l’inconscient. Au milieu du XXe siècle, deux avancées scientifiques révéleront d’autres démons intérieurs : la découverte de l’ADN par James Watson (1928-) et Francis Crick (1916-2004), d’une part, et la mise en place des essais cliniques, d’autre part. La découverte de l’ADN pose un nouveau paradigme : le corps est information. L’information est dans les gènes. Les gènes contiennent un programme bien précis à exécuter, analogie à la fois cybernétique et informatique. Il suffit d’un simple dérèglement dans le programme et l’information se dégrade, d’où les dérèglements potentiels du corps, d’où ses dysfonctionnements. Au coût de trois milliards de dollars, le projet du génome humain (1989-2003) redéfinira de fond en comble l’existence du corps, réduira son existence à ce qui le constitue fondamentalement, c’est-à-dire le gène. C’est donc dire que la génétique est aussi devenue un outil cognitif qui se veut une statistique des prédispositions du corps, une capacité à prédire ses incapacités futures, la possibilité d’unifier la connaissance du corps à travers un langage unique, celui des gènes, celui qui relie entre eux l’existence de tous les corps humains.

Porteur de significations sociales, vitrine des transformations culturelles et scientifiques, le corps humain est aujourd’hui au carrefour de forces qui le façonnent, le transcendent, et parfois l’asservissent. À travers un parcours fascinant, Pierre Fraser nous entraîne dans une exploration audacieuse du corps, depuis les idéaux classiques de proportions parfaites jusqu’aux promesses vertigineuses du transhumanisme.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’arrivée des essais cliniques initie une représentation inédite du corps : il est désormais possible de déterminer un état moyen de santé des corps à partir de fourchettes statistiques. Avec les essais cliniques, le corps est traversé de nouvelles normes : déplacement des distinctions entre santé et maladie ; déplacement d’une médecine préventive vers une médecine prédictive ; métamorphose du corps normal et du corps pathologique où l’essai clinique efface le corps malade visible à ses signes par un corps malade située dans une fourchette statistique effaçant les repères du visible. Conséquemment, le moindre symptôme et le moindre signe incongru du corps peuvent être porteurs d’un signe de défaillance avérée ou non. Tout se situe ici dans le potentiel d’une quelconque défaillance qu’il faudrait parvenir à maîtriser en aval en déployant une batterie d’interventions et de moyens.
Avec la génétique de plus en plus en mesure de repérer des défauts potentiels, avec les essais cliniques statistiquement capables de prédire le développement de telles ou telles maladies, se dessine la trame d’un horizon de la peur de plus en plus rapproché : le corps peut trahir. Il est vecteur de menaces, d’incertitudes et de peurs. Du coup, un processus sans précédent de prise de contrôle du corps à travers les tests de dépistage, l’imagerie médicale, la médecine nucléaire, les prises de sang et autres évaluations fournies par une batterie de spécialistes et de technologies relient dans une chaîne causale extrêmement serrée les niveaux génétique, biochimique, biophysique, systémique et comportemental. Le corps du XXe siècle est donc un corps à surveiller. Se prolonge ici, à travers la science médicale, la biologie, la génétique, et les biotechnologies, l’application à un degré sans précédent de l’idée de contenance de soi et de gouvernance de soi amorcée au XVIIe siècle par la morale puritaine de la Réforme protestante.
À l’inverse des démons de Freud, qui peuvent être vaincus ou du moins muselés à force d’un certain travail sur soi, d’anxiolytiques ou de psychotropes, à l’inverse des démons des débalancements biochimiques identifiés par les essais cliniques, qui peuvent être facilement identifiés par toutes les formes possibles de tests de dépistage, éradiqués ou muselés par les molécules développées par les grands groupes pharmaceutiques, le démon des gènes est pour le moment indomptable ni vraiment maîtrisable à moins que la génomique[1], la protéinomique[2] et l’exposémique[3] tiennent leurs promesses. Mais, au total, et peu importe si le génie génétique parvient à museler ou à éradiquer les démons des gènes, il n’en reste pas moins que le corps est devenu, au XXe siècle, un vecteur de menaces, d’incertitudes et de peurs qui vient asseoir la prétention du gouvernement de soi à toujours plus de contenance et de maîtrise de tous les aspects de la vie.
De là, l’invalidité et le vieillissement, au XXe siècle, ont connu un glissement important. Le vieillissement n’est plus seulement une simple et banale condition naturelle, mais une maladie qui peut être guérie ; c’est tout le projet transhumaniste. L’invalidité ne relève plus seulement de la condition médicale ou du bien-être de l’individu, mais relève désormais d’une problématique d’atteinte aux droits de la personne (accès aux immeubles, accès aux lieux publics, accès à l’activité sportive ou récréative, accès à l’activité culturelle).
Les projets de transformation du corps par l’alimentation, l’activité physique et la chirurgie traduisent une logique consumériste où le corps performant, beau, découpé, mince, svelte et musclé le qualifie et le quantifie comme valeur marchande dans le monde de l’emploi, des relations personnelles et de l’amour. Le travail de la médecine, quant à lui, s’est graduellement déplacé depuis une médecine qui guérit vers celui d’une médecine qui vise à la construction et l’élaboration d’un corps optimal et en santé pouvant défier le vieillissement. La mondialisation du capitalisme, quant à elle, dans sa logique du juste à temps, exige des corps de plus en plus flexibles en mesure de s’adapter aux heures de travail de plus en plus décalées où l’individu est de plus en plus entrelacé dans les milliers de fils invisibles de la communication qui le relient constamment au travail.
Avec l’arrivée de l’IA, les démons génétiques changent d’échelle. Ce ne sont plus seulement les gènes qui semblent porteurs de menaces, mais les interprétations automatisées que nous en faisons. L’IA lit, classe et prédit nos vulnérabilités biologiques avec une précision inédite, renforçant l’idée que le corps est un système fragile qu’il faut anticiper en continu. Elle devient ainsi le nouveau gardien, ou le nouveau déclencheur, de nos angoisses physiologiques : un oracle algorithmique capable de révéler ce que nos gènes taisent encore.
Au croisement de l’IA, de la biologie et du calcul, le corps n’est plus seulement surveillé : il est prévu, modélisé, potentialisé, redéfinissant les démons génétiques en démons prédictifs.
© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / [2020-2025]
RÉFÉRENCES
[1] Analyse de la variabilité du génome.
[2] Analyse de la variabilité protéique.
[3] Avec le développement de l’épidémiologie moléculaire, c’est à dire des études dans lesquelles on analyse des paramètres biologiques dans les cellules, les tissus ou les fluides corporels, il sera possible d’obtenir une vision globale et intégrée de l’historique des expositions aux agents chimiques, physiques et infectieux.

Dans une société saturée de promesses nutritionnelles, où chaque bouchée semble devoir justifier son existence par des vertus supposées, Pierre Fraser démonte avec une ironie salutaire les grands récits de la « saine alimentation ». Antioxydants miraculeux, superaliments héroïques, aliments « sans ceci » et « enrichis de cela », vins désalcoolisés et fauxmages bien pensants : l’assiette contemporaine est devenue un théâtre, une mise en scène savamment orchestrée où les discours scientifiques se muent en certitudes médiatiques, et où le plaisir de manger se dilue dans une avalanche de données et d’injonctions contradictoires.

