OBÉSITÉ : ENTRE RESPONSABILITÉ PERSONNELLE ET COLLECTIVE

Campagnes de santé et normes alimentaires

Le 27 novembre 1996, pour la première fois, dans un article, le New York Times fait référence à une épidémie d’obésité, alors qu’un certain docteur Atkins souligne que les gens « qui sont au pouvoir ont créé une épidémie d’obésité. » Et lorsque le journaliste lui demande qui sont ces gens, il répond : « En partie le gouvernement, en partie les médias. Ils proposent un régime riche en glucides avec le terme inapproprié de faible teneur en gras. Un régime doit être nommé d’après ce que vous mangez, et non pas d’après ce que vous ne mangez pas[1][2]. » Le célèbre docteur fera fortune avec cette simple idée. Plus de 40 millions de personnes achèteront ses livres[3] et suivront éventuellement son régime[4]. Par la suite, au tournant des années 2000, lorsque les chercheurs tireront la sonnette d’alarme à propos de cette épidémie d’obésité, les médias de masse s’empareront du phénomène, comme en témoignent les articles publiés par le New York Times à ce sujet : de 1990 à 1999, le moteur de recherche de ce grand journal, pour la requête obesity, recensera plus de 1 150 articles traitant de l’obésité ; 38 200 articles de 2000 à 2009 ; plus de 22 500 articles de 2010 à 2013. Le bond est phénoménal, le concept d’épidémie d’obésité est sur sa lancée.

Dans une société saturée de promesses nutritionnelles, où chaque bouchée semble devoir justifier son existence par des vertus supposées, Pierre Fraser démonte avec une ironie salutaire les grands récits de la « saine alimentation ». Antioxydants miraculeux, superaliments héroïques, aliments « sans ceci » et « enrichis de cela », vins désalcoolisés et fauxmages bien pensants : l’assiette contemporaine est devenue un théâtre, une mise en scène savamment orchestrée où les discours scientifiques se muent en certitudes médiatiques, et où le plaisir de manger se dilue dans une avalanche de données et d’injonctions contradictoires.

L’année 2004, pour sa part, marque définitivement un point de bascule dans la perception collective de l’obésité comme facteur de risque : le Time Magazine[5] déclare 2004 l’année de l’obésité ; l’OMS publie le document Global Strategy on Diet, Physical Activity and Health[6] ; le CDC (Center for Disease Control) d’Atlanta suggère, pour la première fois, avec preuves statistiques à l’appui, que le taux de mortalité lié à un régime alimentaire mal équilibré et le manque d’exercice surclassera celui lié au tabagisme aux États-Unis[7]. Pour sa part, l’OMS, en 2005, soutient que « le développement économique va de pair avec l’urbanisation et la mécanisation, lesquelles entraînent une réduction de l’activité physique tout en améliorant l’accès à des aliments énergétiques — une combinaison de facteurs souvent qualifiée d’environnements obésogènes[8]. » À ce titre, les deux tableaux de la page suivante ont ceci de particulier qu’ils montrent sans équivoque que l’obésité a irrémédiablement gagné du terrain aux États-Unis entre 2011 et 2020.

Comme l’a déjà souligné Margaret Chan, directrice générale de l’OMS : « le système alimentaire mondial — du fait de sa dépendance de la production industrielle et de la globalisation des marchés — produit d’abondantes disponibilités, mais il crée quelques problèmes de santé publique.

Pourcentage de l’obésité dans la population américaine en 2012

Source : CDC, CalorieLab (2021), Prevalence of Self-Reported Obesity Among U.S. Adults by State and Territory,
URL: https://www.cdc.gov/obesity/data/maps/2020/overall-2011-2020-508.pdf, p. 6.

Pourcentage de l’obésité dans la population américaine en 2020

Source : CDC, CalorieLab (2021), Prevalence of Self-Reported Obesity Among U.S. Adults by State and Territory,
URL: https://www.cdc.gov/obesity/data/maps/2020/overall-2011-2020-508.pdf, p. 14.

Une partie du monde dispose de très peu à manger, ce qui rend des millions de personnes vulnérables à la maladie et à la mort pour cause de carences nutritionnelles, tandis qu’une autre partie du monde mange trop, ce qui répand l’obésité, réduit l’espérance de vie et propulse les coûts des soins de santé vers des niveaux astronomiques[9]. »

Coût de l’obésité à l’échelle mondiale

Source : Dobbs, R., Sawers, C., Thompson, F. et al. (2014), « Overcoming obesity: An initial economic analysis
— Discussion Paper », McKinsey Global Institute Report, November : http://bit.ly/1AlFbCV.

À ce titre, les données américaines du CDC et du cabinet conseil McKinsey en matière d’obésité, entre 2012 et 2020, ont de quoi alimenter et soutenir les thèses du CDC et de l’OMS, suggérant d’autant la nécessité d’intervenir.

Il faut vraisemblablement supposer que la publication de données statistiques par des organismes crédibles (OMS, CDC), la déclaration par un magazine de renom (Time) que l’obésité représente un problème majeur, la couverture élargie du sujet par un grand media national (New York Times), ont établi ce qui peut être considéré comme un point de bascule dans la prise de conscience populaire et de la nécessaire mise en place de campagnes de santé publique, ainsi que de dispositifs et de réglementations pour contrer la prise de poids excessive dans la population. La lutte contre l’obésité sera la réponse collective à cette prise de poids où l’individu et les institutions seront convoqués, et comme le souligne le rapport publié par le cabinet conseil McKinsey :

« L’éducation et la responsabilité personnelle en matière de prise de poids sont des facteurs essentiels de tout programme visant à lutter contre l’obésité, mais ils ne peuvent à eux seuls y parvenir. Des interventions additionnelles sont nécessaires qui s’appuient moins sur des choix personnels que sur des changements à apporter à l’environnement et aux normes sociétales. De telles interventions favoriseraient l’adoption d’habitudes de vie plus saines : diminuer les portions par défaut ; modifier les méthodes de marketing ; restructurer l’environnement urbain et celui du milieu scolaire afin d’inciter à l’activité physique[10]. »

Comme il est possible de le constater, le chantier est vaste et couvre trois grands champs d’intervention : éducation (responsabilité éducative parentale, milieu scolaire, campagnes de santé publique) ; responsabilité personnelle (régimes et diètes, saine alimentation, transport actif, médication, chirurgie) ; environnement (espace bâti, type d’emploi occupé, aliments riches et dense en énergie, fiche nutritionnelle, publicité, campagnes de promotion, contrôle des portions, subventions et taxation fiscale)[11].

Partant de ces constats, que faut-il au juste entendre par « lutte contre l’obésité » ? D’une part, il faut entendre l’ensemble des attitudes, des représentations, des pratiques individuelles et des environnements favorisant la prise de poids. D’autre part, il faut entendre l’ensemble des interventions proposées par les institutions permettant de réguler et de normaliser à la fois les environnements et les comportements potentiellement obésogènes, l’expression « obésogène » renvoyant à l’ensemble des dispositifs d’un environnement donné favorisant la prise de poids, ainsi que l’ensemble des comportements d’un individu conduisant à la prise de poids.

Ces environnements potentiellement obésogènes sont multiples et constituent ce qu’il est convenu d’appeler l’infrastructure de la prise de poids[12] : le complexe agroalimentaire et l’industrie de la restauration rapide ; l’espace bâti ; le type d’emploi occupé. En somme, tout semble concourir à la prise de poids. Dans les pays industrialisés, ce n’est pas uniquement l’environnement qui serait obésogène, mais le quotidien même de l’individu. C’est-à-dire que, nonobstant tout ce que l’individu puisse faire pour contrer le développement de la masse adipeuse, il baigne systématiquement, dans sa vie de tous les jours, dans un environnement obésogène. La position n’est pas innocente, car elle implique que le moindre relâchement de la vigilance de la part d’un individu le met inévitablement à risque d’être en surpoids ou de devenir obèse. Le milieu de vie lui-même serait devenu un facteur de risque obésogène et le seul fait de déclarer que certains environnements sont obésogènes revient à signaler un risque pour la santé.

De plus, en intégrant au vocabulaire le néologisme « obésogène », il y a, conséquemment, l’acceptation implicite que certains environnements, attitudes ou comportements sont susceptibles de favoriser le développement de la graisse par la disponibilité accrue de nourriture, la motorisation des déplacements et la sédentarisation des jeux et des loisirs[13]. Ce travail de signalement, fondé sur la notion d’environnements, d’attitudes et de comportements obésogènes, est constant. Il devient ce par quoi il est possible de rendre compte des dangers qui guettent à tout instant l’individu dans son combat contre la prise de poids.

Il importe également de préciser que le phénomène de lutte contre l’obésité est avant tout issu du paradigme biomédical[14], c’est-à-dire : l’application en médecine de la méthode analytique des sciences exactes où les faits scientifiques sont reconnus comme une vérité (modèle pastorien : la vaccination est efficace), et le fait de considérer que l’individu est le seul et unique responsable de sa santé et que le rôle du spécialiste, dans un tel contexte, est de lui indiquer et signaler les risques encourus par ses comportements, d’où la suggestion qui lui est faite de modifier ceux-ci pour améliorer sa propre santé. Deuxièmement, il existe deux courants de pensée dans la lutte contre l’obésité : le premier se concentre surtout sur la perte de poids comme facteur essentiel pour recouvrer la santé, et le second se focalise sur la saine alimentation et l’activité physique. À première vue, il peut sembler incongru de faire une telle distinction, mais elle a son importance.

© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / [2015-2025]


RÉFÉRENCES

[1] « But people in this country had to be warned. The people in power have created an obesity epidemic.’ What people? ‘Partly government, partly media,’ he says. ‘They are pushing a high-carbohydrate diet with the misnomer of low fat. A diet should be named after what you do eat, not what you don’t eat. »

[2] Witchel, A. (1996), Refighting The Battle Of the Bulge, New York Times, November 27 ; http://www.nytimes.com/1996/11/27/garden/refighting-the-battle-of-the-bulge.html, consulté le 23 novembre 2012.

[3] Source : http://www.atkins.com/Science/Articles—Library/General-Health-Issues/Dukan-Diet,-Where-Is-The-Science.aspx, consulté le 23 novembre 2012.

[4] Le régime repose sur deux idées : une alimentation modérément riche en protéines animales et végétales et sans restriction de graisses bien équilibrées ; une alimentation faible en glucides.

[5] Balko, R., Brownell, K., Nestle, M. (2004), « America’s Obesity Crisis:Are You Responsible for Your Own Weight? », Time Magazine, « Overcoming Obesity in America », June 7, vol. 163, n° 23.

[6] OMS (2004), L’Assemblée Mondiale de la Santé adopte la stratégie mondiale pour l’alimentation, l’exercice physique et la santé, http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2004/wha3/fr/.

[7] Mokdad, A., Marks, J. S., Stroup, D. F., Gerberding, J. L. (2004), « Actual Causes of Death in the United States », Journal of American Medical Association, vol. 291, n° 10, p. 1238-1245.

[8] Hawkes, C. (2005), « The role of foreign direct investment in the nutrition transition », Public Health Nutrition, vol. 8, p. 357-365.

[9] OMS/FAO (2014), Les pays s’engagent à combattre la malnutrition avec des politiques et des mesures énergiques, Communiqué de presse conjoint OMS/FAO, 19 novembre : http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2014/icn2-nutrition/fr/, consulté le 22 novembre 2014.

[10] Dobbs, R., Sawers, C., Thompson, F. et al. (2014), « Overcoming obesity: An initial economic analysis — Discussion Paper », McKinsey Global Institute Report, November, p. viii : http://bit.ly/1AlFbCV.

[11] Idem.

[12] Stanton, K. R., Acs, Z. J. (2005), « The infrastructure of obesity an the obesity epidemic : implications for public policy », Journal of Applied Health Economics and Health Policy, vol. 4, n° 3, p. 139-146.

[13] Bourrillon, A., Benoist, G. (2009), Pédiatrie. Abrégés. Connaissances et pratique, Paris : Elsevier Masson.

[14] À l’inverse, le modèle biopsychosocial suggère que l’évolution clinique des patients est déterminée, non pas par les seuls facteurs biologiques, mais aussi par les formes de vie collectives et les événements psycho-sociaux qui sont co-constitutifs de la vie du sujet, ainsi que par les structures et les valeurs qui caractérisent une communauté donnée.