QUAND CHACUN DEVIENT RESPONSABLE DE SA SANTÉ
Aujourd’hui, être en bonne santé ne se limite plus à l’absence de maladie. Chaque individu est appelé à surveiller son corps, anticiper les risques génétiques et adopter un mode de vie sain. Dépistages réguliers, nutrition optimisée et activité physique ne sont plus des options : ils définissent la norme.
Le corps sous auto-surveillance
Confronté à sa propre finitude, l’individu constate qu’il aurait peut-être dans son génome une prédisposition à telle ou telle maladie. De leur côté, les nutritionnistes élargissent constamment le spectre des aliments sains et malsains. Les recherches scientifiques alignent des sommes impressionnantes de dangers pour la santé, parfois au tréfonds même d’une protéine ou d’une quelconque molécule. Le corps est ainsi devenu réservoir de problèmes pouvant porter atteinte à la santé. Être sain se résumerait à n’avoir aucune prédisposition à une quelconque maladie, d’où l’idée de dépistage. En matière de tension artérielle, l’individu n’est plus « normotensif » s’il se situe dans le dernier quart de l’échelle normative, mais « pré-hypertensif », même s’il ne manifeste aucun symptôme. La notion de mode de vie, bon ou mauvais, détermine dorénavant la relation du sain au malsain.
Le rapport du sain au malsain est également constamment redéfini par la mise à niveau des critères qui déterminent si un individu est ou non bien portant. Par exemple, 1997 aura été l’année de la révision à la baisse de ces critères[1] qui déterminaient jusque-là si, oui ou non, un individu était bien portant, ce qui aura pour résultat que des millions de gens se sont soudainement retrouvé malgré eux mal-portants et médicalisables. Aux États-Unis, en 1997, la mesure qui détermine la santé artérielle passe de 160/100 à 140/90, d’où l’ouverture d’un marché des hypotenseurs à plus de 13,5 millions de nouveaux patients.
Toujours en 1997, aux États-Unis, l’indice de la mesure du sucre dans le sang passe de 140 à 126, d’où un nouveau marché de plus de 1,7 million de nouveaux diabétiques a été créé. En 1998, l’indice du taux de mauvais cholestérol passe de 240 à 200, ce qui augmente de 86 % le nombre de nouveaux patients à traiter, soit plus 42,6 millions de personnes aux États-Unis, ouvrant ainsi la porte toute grande à l’industrie pharmaceutique des statines. En 2003, l’indice de l’ostéoporose a été revu à la baisse de -2,5 à moins de -2,0, créant ainsi plus de 6,8 millions de nouveaux patients aux États-Unis, soit une augmentation de plus de 85 % par rapport à la situation précédente. À partir de 2000, l’OMS fait glisser l’indice de masse corporelle marquant le seuil de l’obésité de 30 à 27, ce qui signifie que la maladie est désormais une simple ligne à franchir.

Porteur de significations sociales, vitrine des transformations culturelles et scientifiques, le corps humain est aujourd’hui au carrefour de forces qui le façonnent, le transcendent, et parfois l’asservissent. À travers un parcours fascinant, Pierre Fraser nous entraîne dans une exploration audacieuse du corps, depuis les idéaux classiques de proportions parfaites jusqu’aux promesses vertigineuses du transhumanisme.
Avec le XXIe siècle, il ne s’agit plus seulement d’éradiquer le mal. La finalité est de transcender le mal. Il y aurait, chez l’être humain, une profonde aversion envers sa propre finitude. Des processus biologiques dégénérescents identifiés, il n’y a qu’un pas à franchir pour vouloir les contourner ou les empêcher de s’exprimer. Le transhumanisme n’est pas étranger à cette finalité, mais il n’en est pas pour autant le moteur ; il en est que le prolongement, une suite logique d’une prévention de soi amorcée au XIXe siècle. Ce que propose donc ce début du XXIe siècle, c’est un individu autonome en matière de santé, autrement dit, un moyen collectif de gérer la maladie par l’accumulation d’un grand nombre d’individus eux-mêmes autonomes en matière de santé.
Prévention de soi, dépistage, saine nutrition et pratiques sportives sont dorénavant les passages obligés pour mettre à distance les dangers. Les campagnes de santé publique rappellent constamment à l’individu cette mise à distance, tout comme la fiche nutritive inscrite sur les emballages des aliments normalise cette mise à distance des dangers en matière de nutrition. Souscrire à l’utilisation de technologies médicales personnelles (tensiomètre, cardiomètre, mesure de la glycémie, etc.) suppose que l’individu est conscientisé à la prévention de soi. L’utilisation, à la maison, de détergents antibactériens, l’élimination de tous les produits chimiques au profit de produits dits écologiques sont des pratiques confirmées d’une prise de conscience personnelle face aux dangers tapis dans les moindres habitudes ou comportements. La mise à distance des dangers est avant tout une purification de soi et de son environnement immédiat, l’idée étant que les agissements normalisés de l’un profitent au collectif.
La normalisation des espaces, des comportements et des corps a changé de registre : c’est l’aboutissement d’une logique de la prévention de soi amorcée au XIXe siècle, mais qui est aussi rupture. Aboutissement, dans le sens où la pratique individuelle de prévention de soi est plus que jamais à l’ordre du jour. Rupture, dans le sens où l’État n’a plus le rôle disciplinaire du XIXe siècle, ni tout à fait le rôle protecteur du XXe siècle, d’où un présupposé important : l’addition de toutes les pratiques individuelles de prévention de soi conduirait à une protection collective généralisée nonobstant toutes autres considérations de nature sociale. Ce changement de paradigme n’est pas innocent : la santé est désormais du total ressort de l’individu. Cette prévention se traduit dans la mise en pratique d’un mode de vie sain adossé à trois piliers : dépistage, nutrition et fitness.

Dans une société saturée de promesses nutritionnelles, où chaque bouchée semble devoir justifier son existence par des vertus supposées, Pierre Fraser démonte avec une ironie salutaire les grands récits de la « saine alimentation ». Antioxydants miraculeux, superaliments héroïques, aliments « sans ceci » et « enrichis de cela », vins désalcoolisés et fauxmages bien pensants : l’assiette contemporaine est devenue un théâtre, une mise en scène savamment orchestrée où les discours scientifiques se muent en certitudes médiatiques, et où le plaisir de manger se dilue dans une avalanche de données et d’injonctions contradictoires.
L’individu conscient de sa santé est donc celui qui confie son corps au corps médical afin de dépister ce qui pourrait éventuellement porter atteinte ou non à sa santé. Ce qui nourrit le corps doit être à la fois un carburant produisant le moins de déchets oxydants possible et un aliment qui protège, renforce et optimise l’ensemble des fonctions métaboliques et immunitaires, ainsi que la structure musculaire et squelettique. Une fois établi que le corps est à l’abri de dangers potentiels internes balisés par le savoir médical, qu’il est correctement alimenté selon des normes établies par les nutritionnistes, il doit aussi être un corps entraîné dans le mouvement, dans le travail, dans la performance et modelé selon des normes établies à la fois par le savoir médical et celui de la kinésiologie, l’idée étant qu’une multitude de corps ainsi optimisés seraient l’équivalent d’une population en santé où les conditions sociales auraient peu d’incidence.
Dans cette autonomie supposée de l’individu et de la suggestion qui lui est faite d’assumer sa santé et de la maintenir, la société tend à faire de lui « le dépositaire ultime de la connaissance et de la gestion de soi. Cette tendance est encouragée par les efforts des systèmes de santé pour limiter les dépenses et miser sur la prévention en responsabilisant les individus, que l’on considère comme étant parvenus à une maturité de médecins de soi[2]. » Finalement, le corps est peut-être appelé à devenir toujours plus ce par quoi l’individu s’identifie et se représente. En fait, le chantier du corps est amorcé et nul ne sait où et comment ce chantier redéfinira l’ensemble de la société. En revanche, une chose est certaine : le corps est définitivement un objet de sociologie. Mais plus encore, le corps confronte plus que jamais son propriétaire à un certain horizon de la peur, un corps devenu vecteur de menaces et d’incertitudes.
Du début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, c’est donc l’idée pour le corps de soustraire qui s’applique : il est exigé de la femme une exiguïté charnelle. La silhouette, c’est-à-dire, le corps mince et svelte, s’impose. Norme incontournable, la silhouette, bien que soumise de temps à autre à contestation par différents courants marginaux, est irrévocable. Même la révolution féministe des années 1970 n’aura pu empêcher son avancée. Les magazines féminins continueront, imperturbables, à promouvoir cette silhouette à affiner, car l’échec de l’apparence est peut-être aussi échec de l’identité, chose impensable dans la société des XXe et XXIe siècles où dominent la légèreté, l’efficacité, la performance, la mobilité, l’instantanéité et la fluidité.
© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / [2020-2025]
Balado tiré de cet article
RÉFÉRENCES
[1] Welch, H.G., Schwartz, L.M., Woloshin, S. (2011), Overdiagnosed, Making People Sick in the Pursuit of Health, Boston: Beacon Press.
[2] Moulin, A. M. (2011), « L’histoire vue par la biologie », Aux origines de la médecine, Paris : Fayard.
