IA ET AUTONOMIE TECHNOLOGIQUE
L’autonomie technologique renvoie à cette idée que la technologie est indépendante à l’égard de l’économie, de la politique, de la morale et des valeurs spirituelles. Elle est une réalité en soi qui se suffit à elle-même, autonome à l’égard de l’homme qu’elle oblige à s’aligner sur elle, modifie radicalement les objets auxquels elle s’applique sans être pour sa part modifiée par eux. L’IA en est la parfaite incarnation.
L’IA promet un nouvel Avenir radieux
Tout au long de cet essai, nous avons démontré, dans un premier temps, comment survient la complexité technologique. Il s’agit d’un enchevêtrement qui se réalise à travers l’accrétion, l’auto-accroissement et l’inextricabilité. Nous avons également vu que le fait de lier entre elles toutes les technologies, afin qu’elles interagissent globalement (interconnexion, interopérabilité, interdépendance), crée de la complexité technologique. Dans un deuxième temps, nous avons démontré comment l’intelligence artificielle, cette technologie absolument efficace en toutes choses, est susceptible de faire survenir la singularité technologique en propulsant à un niveau inégalé jusqu’ici toutes les technologies numériques existantes et à venir.
À ce titre, pour Ellul, le premier caractère du système technicien est l’autonomie, dans le sens où la technique ne dépend que d’elle-même, elle trace son propre chemin, elle est un facteur premier. Conséquemment, c’est l’homme qui doit s’adapter à la technique et non l’inverse : « la technique a permis à l’homme de maîtriser la nature, pour devenir elle-même une seconde nature dont l’homme subit désormais les assauts et à laquelle il doit s’adapter[1]. » Et si la technique est autonome, c’est aussi dire qu’elle est une action, non une réaction : c’est le milieu sur lequel elle agit qui réagit à elle, qui s’adapte ; c’est la condition de son développement. Autrement dit, si la technique permet à l’homme de se dépasser, elle est, dans le même souffle, devenue un processus autonome auquel l’homme est assujetti. Partant de là, nous formulerons une première hypothèse de travail qui permettra de poursuivre la présente démarche.
Si Jacques Ellul affirme que « la technique a maintenant pris une autonomie à peu près complète à l’égard de la machine, et [que] celle-ci reste très en arrière par rapport à son enfant[2] », nous pensons que l’arrivée de l’intelligence artificielle, fille de la technique, est en passe de tenir lieu et place de la technique. Par la seule présence des réseaux de neurones artificiels, l’intelligence artificielle devient la technique avec un grand T, parce que cette technologie qu’est l’intelligence artificielle est non seulement en mesure d’apprendre par elle-même et de rechercher par elle-même de façon systématique la méthode absolument la plus efficace en toutes choses, mais elle sera aussi en mesure d’absorber de façon définitive tout ce qu’elle peut absorber, même la vie sociale.
Depuis le début des années 2020, les systèmes d’intelligence artificielle ont connu une accélération spectaculaire. Les réseaux neuronaux modernes, souvent multimodaux, préentraînés à très grande échelle et ajustés en continu, réalisent désormais des tâches cognitives d’un niveau auparavant jugé hors de portée des machines. Des modèles comme ceux de Google DeepMind, OpenAI ou Anthropic peuvent non seulement générer et comprendre du langage avec une fluidité proche de l’humain, mais aussi raisonner, analyser des images, manipuler du code ou résoudre des problèmes complexes dans des domaines spécialisés.
En traduction automatique, les approches neuronales avancées dépassent largement les anciens systèmes statistiques ou fondés sur des règles, atteignant aujourd’hui des performances proches de la qualité professionnelle pour plusieurs paires de langues. Dans le domaine médical, des modèles d’analyse génomique et d’imagerie assistent les professionnels de la santé dans la détection précoce de maladies rares ou difficiles à diagnostiquer, même si leur utilisation demeure encadrée et supervisée.

L’avenir sera technologique, parce qu’on vous l’a promis. Un avenir radieux, bien sûr. Une marche inexorable vers le progrès, où l’intelligence artificielle résoudra tout, des crises économiques aux affres existentielles, en passant par le climat et la démocratie. Mais derrière les promesses léchées et les slogans lénifiants, que nous vend réellement le discours technologique ? Une vision du futur, ou un programme pré-écrit, verrouillé, où l’innovation ne se discute pas, elle s’accepte.
Toutefois, l’enjeu essentiel ne réside pas dans l’accumulation de prouesses technologiques — lesquelles deviennent rapidement périmées au fil des mises à jour de modèles, de l’augmentation des capacités de calcul et de l’émergence de nouvelles architectures. Ce qui importe, c’est la nature même de ces technologies : leur capacité à automatiser des pans entiers d’activités humaines, à transformer les pratiques professionnelles, et à redéfinir les rapports sociaux, économiques et culturels[3]–[4]–[5].
Pour comprendre réellement le phénomène, il faut donc dépasser la simple fascination pour les démonstrations techniques. L’analyse doit porter sur les impacts sociétaux structurels : redistribution du travail, nouvelles formes de dépendance technologique, enjeux éthiques, concentration du pouvoir dans quelques infrastructures globales, et effets sur la production et la circulation du savoir. C’est à cette échelle que se joue la portée véritable de l’intelligence artificielle contemporaine.
Malgré tous les euphémismes que les technoévangélistes seront susceptibles d’inventer au cours des années à venir à propos de l’intelligence artificielle (se souvenir de l’expression « économie du partage » qui n’a jamais rien eu à voir, strictu sensu, avec la notion même de partage[6]), il faut toujours avoir présent à l’esprit que les nouvelles expressions sont là pour inciter les gens à adhérer au discours des technologies dites libératrices, sans pour autant exprimer clairement qu’il s’agit avant tout d’une quête de pouvoir et d’accumulation de richesses.
D’ailleurs, dès qu’une nouvelle technologie semble prometteuse, « […] on recherche comment l’appliquer ; des capitaux ou des interventions de l’État se manifestent : on entre dans le domaine public, bien souvent avant d’avoir mesuré toutes les conséquences, avant d’avoir reconnu le poids de l’aventure. […] Mais comment résister à la pression des faits ? Comment résister à l’argent, au succès, et bien plus, à la publicité, à l’engouement du public ? et bien plus encore : à l’état d’esprit général qui veut que l’application technique soit le dernier mot ? Et comment résister au désir de poursuivre ses recherches ?[7] »
Depuis le tournant des années 2020, l’ampleur des investissements dans l’intelligence artificielle s’est encore intensifiée bien au-delà de la vague observée entre 2015 et 2018. Les fonds de capital-risque continuent d’affluer vers les entreprises spécialisées en IA, mais ce sont désormais les modèles de fondation, l’IA générative, l’automatisation industrielle avancée et les infrastructures de calcul — en particulier les centres de données et les puces spécialisées — qui captent l’essentiel des capitaux. Plusieurs gouvernements, de l’Union européenne aux États-Unis en passant par le Canada et l’Asie, ont mis en place des plans stratégiques et des investissements publics massifs, non seulement à titre d’opportunité économique, mais aussi pour réduire leur dépendance envers quelques entreprises dominantes et assurer une souveraineté technologique minimale.
Les prévisions des firmes d’analyse dépassent désormais largement les estimations initiales : alors qu’en 2020 Forrester anticipait déjà une croissance de plusieurs centaines de pour cent, les investissements globaux en IA ont depuis été multipliés à nouveau, portés par l’essor des modèles génératifs, des applications multimodales et de l’intégration de l’IA dans presque tous les secteurs industriels.
Le domaine de la voiture autonome, quant à lui, a connu une progression plus contrastée. Si certains États américains comme la Californie, le Nevada ou l’Arizona ont poursuivi leurs programmes d’essais étendus et développé de nouveaux cadres réglementaires pour l’exploitation commerciale des véhicules autonomes, d’autres juridictions ont ralenti ou encadré plus strictement les déploiements à la suite d’incidents de sécurité ou de débats publics sur les risques associés. Le passage d’expérimentations à grande échelle à un modèle d’opération stable reste encore, en 2025, un chantier en évolution.
Sur le plan de la reconnaissance faciale, les géants du numérique ont dû composer avec une pression sociale et réglementaire croissante. Facebook (maintenant Meta), après plusieurs controverses, a réduit ou suspendu certaines fonctionnalités de reconnaissance faciale grand public avant de réorienter ces technologies vers des usages plus encadrés. De nombreux pays ont depuis adopté des lois restreignant l’usage de la reconnaissance biométrique dans l’espace public, ou imposant des obligations strictes de transparence et de consentement.
Dans l’ensemble, l’après-2020 marque une phase de maturité accélérée : les technologies d’IA, autrefois perçues comme des expérimentations prometteuses, sont désormais au cœur d’enjeux économiques, industriels, politiques et sociétaux qui dépassent largement l’enthousiasme initial des années 2015–2018.
Au total, est-il vraiment possible de résister à l’émoi d’une certaine portion du grand public dès l’introduction d’une nouvelle technologie, un émoi qui finit par devenir parfois presque contagieux ? Comment résister à l’argent, au succès, et bien plus, à la publicité, alors que toutes ces innovations sont essentiellement présentées comme des technologies qui nous faciliteront collectivement la vie ?
En fait, les technologies numériques, et ça, Max Weber ne l’avait pas prévu, ont réenchanté le monde en promettant un nouvel Avenir radieux. Comme quoi, le réenchantement est toujours là, à l’affût, prêt à fondre sur tout ce qui désenchante. Et les technologies numériques sont particulièrement porteuses de réenchantement, sans compter qu’elles possèdent cette étonnante capacité à être totalement autonomes parce que leurs « résultats se comptent, se mesurent, se voient et sont indiscutables[16] », ce qui fait en sorte qu’elles s’imposent fatalement, d’où une première partie de leur autonomie.
© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / [2020-2025]
RÉFÉRENCES
[1] Encyclopédie de l’Agora (2012), Technique, URL : http://bit.ly/2dTcBlE.
[2] Ellul, J. ([1958] 1990), op. cit., p. 2.
[3] Moon Mariella (2016 [10/4]), Google DeepMind’s AI can mimic realistic human speech, Bloomberg, Engadget, URL : http://engt.co/2cOxPD0.
[4] Ramirez, V. B. (2016 [10/10]), A Computer Can Now Translate Languages as Well as a Human, Singularity Hub, URL : http://bit.ly/2dHaMcP.
[5] Otake, T. (2016 [09/11]), IBM big data used for rapid diagnosis of rare leukemia case in Japan, The Japan Times, URL : http://bit.ly/2ecKfGc.
[6] La façon dont nous formulons cette phrase entre parenthèses est plus un postulat qu’autrement, mais nous sommes à même de supposer qu’il n’y a là aucun réel partage.
[7] Ellul, J. ([1958] 1990), op. cit., p. 8.
