SAINE ALIMENTATION : PROMESSES ET ILLUSIONS

La saine alimentation n’est pas seulement une affaire de nutrition, mais une manière de penser le corps, la santé et la responsabilité individuelle. Construite par la science, la santé publique et l’industrie, la notion de saine alimentation combine preuves, extrapolations et promesses d’aliments réparateurs.

Des fibres aux Omega-3, le mythe des solutions miracles

Comme il est quasi impossible de modifier les facteurs d’alimentation loin en amont de l’individu (facteurs internationaux, facteurs nationaux/régionaux, facteurs de la communauté) qui contribuent à la prise de poids, il revient à l’individu de faire les choix alimentaires appropriés pour éviter la prise de poids, tout en étant soumis à une infrastructure la favorisant et en fonction de paramètres qui orientent ses choix. Partant de là, tout au cours du XXe siècle et du début du XXIe siècle, s’est graduellement développée la notion de « saine alimentation » comme contrepoids à la prise de poids, notion qui a comme finalité de remettre entre les mains de l’individu la responsabilité de faire des choix éclairés en matière de prise alimentaire. À souligner ici la notion même de « choix éclairé » renvoyant à l’image de l’individu autonome, celui qui a la capacité de gérer sa propre vie, celui qui a la capacité de juger par lui-même de ce qui est bon ou non pour lui. Il est réputé maître de son destin, architecte de sa vie et entrepreneur de lui-même, donc réputé capable de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour être en santé et le rester.

Cette notion de choix éclairé et de responsabilité personnelle, au cœur même de la question de la saine alimentation, sera le fil conducteur de la démarche du présent essai sur le corps en santé, car en remettant entre les mains de l’individu l’entière responsabilité du contrôle de la prise de poids par la saine alimentation, cette façon de faire aura comme conséquence non seulement de mobiliser plusieurs acteurs (médecine, santé publique, nutritionnistes, complexe agroalimentaire, industrie de la restauration rapide, industrie des régimes alimentaires et de l’activité physique, industrie du marketing) dans la lutte contre la prise de poids, mais aussi de mettre en place toute une batterie de recommandations non contraignantes et d’interventions à déployer sur le corps pour lui éviter la prise de poids. Conséquemment, au fil du temps, la notion de saine alimentation deviendra une construction sociale dans le sens où l’entendent Berger et Luckmann[1], c’est-à-dire une construction créée, objectivée et intériorisée par les individus dont la finalité est d’adopter, sur une base volontaire, des comportements de plus en plus orientés vers des pratiques préventives visant à atteindre ou maintenir un poids santé.

A posteriori, il est facile de dégager une ligne directrice de tout ce processus amorcé au début du XXe siècle, mais cette ligne directrice n’existe tout simplement pas. En fait, tout ce qui a présidé au discours de la saine alimentation relève plutôt d’une série de tâtonnements et de recherches, d’essais et d’erreurs, de recommandations suggérées et par la suite mises de côté, de tentatives ratées et réussies, de propositions politiques et de programmes de santé publique plus ou moins fructueux, d’une volonté affirmée de protéger les populations et de suggestions pour amener l’individu à prendre conscience de ce qu’il mange et de l’inviter à prendre toutes les dispositions nécessaires pour éviter la prise de poids.

L’idée centrale de cet essai sera de voir comment se recomposent en permanence des représentations alimentaires, indices de nouvelles catégorisations du social, et comment se bousculent des frontières dans les présentations sociohistoriques de l’aliment, et comment, enfin, certaines représentations ont un impact direct sur des mutations dans la pratique alimentaire, surtout celles qui favorisent la prise de poids. Il s’agit non seulement de repérer les éléments clés pour comprendre ce qui, à chaque fois, dans l’analyse des représentations collectives, se donnera comme conditions d’établissement d’une vérité commune, mais aussi d’identifier ce qui, dans la société, fera sens, et susciter l’émergence et la production du discours de la saine alimentation[2].

Dans une société saturée de promesses nutritionnelles, où chaque bouchée semble devoir justifier son existence par des vertus supposées, Pierre Fraser démonte avec une ironie salutaire les grands récits de la « saine alimentation ». Antioxydants miraculeux, superaliments héroïques, aliments « sans ceci » et « enrichis de cela », vins désalcoolisés et fauxmages bien pensants : l’assiette contemporaine est devenue un théâtre, une mise en scène savamment orchestrée où les discours scientifiques se muent en certitudes médiatiques, et où le plaisir de manger se dilue dans une avalanche de données et d’injonctions contradictoires.

Comme le soulignait Émile Durkheim : « Ce que les représentations collectives traduisent, c’est la façon dont le groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui l’affectent[3]. » À ce titre, la notion même de « saine alimentation » est bel et bien une représentation collective, c’est-à-dire une manière tout à fait particulière de définir et de penser le rapport avec les aliments qui nuisent ou non à la santé. À notre avis, et c’est ce que nous tenterons de démontrer dans le présent chapitre, la représentation collective de la saine alimentation s’articule autour de trois critères : l’affirmation santé, la prétention santé, la fonction santé[4].

L’affirmation santé détermine la relation qui existe entre un aliment, ou un nutriment, ou un supplément, ou une molécule, et la possibilité de réduire ou de prévenir le développement d’une quelconque affection ou d’améliorer la santé ou de contribuer à maintenir la santé, le tout fondé sur de solides arguments scientifiques et sur un certain consensus dans la communauté scientifique.

La prétention santé, quant à elle, suggère qu’il faut consommer un aliment quelconque pour prévenir le développement d’une affection ou d’améliorer la santé ou de contribuer à maintenir la santé. À l’inverse de l’affirmation santé, la prétention santé extrapole.

Par exemple, lorsque les nutritionnistes suggèrent qu’il faut boire quotidiennement une certaine quantité de vin rouge pour prévenir le développement de maladies coronariennes, ils se fondent sur des données scientifiques établies et vérifiées. Toutefois, ils extrapolent en voulant faire du vin rouge une boisson cardiopréventive pour tous en omettant de dire que l’effet préventif en question ne s’applique qu’aux gens qui consomment déjà et régulièrement de bonnes portions d’aliments saturés en gras[5].

Autre exemple, dire que les Omega-3 ont un effet cardiopréventif entre exactement dans la même logique, alors que les méta-analyses concluent que les Omega-3 n’ont peu ou pas d’effet sur la prévention de la mortalité coronarienne[6].

Même chose pour les fibres, alors que les études convergent toutes vers un même point : il n’y aucun bénéfice attendu en ce qui concerne le syndrome du côlon irritable[7]. Une autre caractéristique de la prétention santé est que, malgré les études invalidant les effets préventifs attendus, elle conserve cette prétention santé pendant plusieurs années.

La fonction santé, pour sa part, renvoie à l’idée du fonctionnement sur le corps de l’aliment, du nutriment, du supplément ou de la molécule. Par exemple, les fibres alimentaires seraient réputées diminuer le risque associé au développement du caractère du côlon, tout comme abaisser le taux de cholestérol, tandis que les Omega-3 permettraient de réduire le risque coronarien et peut-être même le risque de la maladie d’Alzheimer[8].

Cela étant précisé, pour bien saisir ce qui fera sens, il faut tout d’abord mettre en lumière les moments clés qui structureront la représentation collective de la saine alimentation comme moyen de réguler la prise de poids et de maintenir le corps en santé, et de voir aussi comment l’obèse n’adhère pas à cette représentation collective de la saine alimentation.

Six moments spécifiques participeront à l’élaboration du concept de saine alimentation dans l’ensemble des pays industrialisés tout au cours du XXe siècle. Trois moments, d’origine américaine[9] — prise de conscience de la prise de poids ; travaux des nutritionnistes Carol Hunt et Hazel Stiebeling sur la calorie et le régime alimentaire ; le cholestérol et ses effets négatifs révélés par les travaux de la Framingham Heart Study —, installent une nouvelle conception de la mesure de l’aliment. Trois moments, définis par la recherche scientifique internationale — mutations sociales survenues au sortir de la Seconde Guerre mondiale ; publication des guides alimentaires ; arrivée de l’aliment réparateur ou préventif —, transforment systématiquement la relation à l’aliment.

Premièrement, une prise de conscience concernant la prise de poids. Dès le début du XXe siècle, dans la foulée de la Révolution industrielle, un constat est posé : les Américains mangent trop[10]. Le biochimiste américain Russell H. Chittenden (1846-1943), en 1907, à partir des travaux de scientifiques allemands[11], est le premier à souligner le phénomène avec son ouvrage intitulé The Nutrition of Man[12], ouvrage qui aura par la suite un impact certain sur les conceptions populaires de l’alimentation et de ce qui constitue une saine diète avec l’arrivée des recommandations alimentaires émises par les instances publiques de différents pays. Ce changement de position, articulé autour des travaux du chimiste américain Wilbur Olin Atwater (1844-1907), marquera trois jalons dans la notion même de régime alimentaire : en 1889, Atwater publie le premier véritable guide alimentaire dédié aux familles — Principles of Nutrition and Nutritive Value of Food[13] — fondé sur la valeur énergétique des aliments ; en 1894, Atwater met au point les premières tables calorimétriques concernant différents types d’aliments et définit la valeur des calories en fonction des glucides, des protéines et du gras ingérés ; en 1894, avec la publication de Foods : Nutritive Value and Cost[14], pour la première fois, sont scientifiquement recensés les aliments les plus nutritifs et les plus sains à consommer à travers différentes tables d’équivalence. Il s’agit dès lors d’un changement de position important et Chittenden ne se demande plus : « Quelle quantité de nourriture faut-il absorber ? », mais bien : « Quel type d’aliments faut-il consommer ? ». Au plus fort de la Première Guerre mondiale, Chittenden alors invité par les Britanniques, les Français et les Italiens pour mettre en place un plan de rationnement alimentaire national articulé autour de 2 300 calories par jour pour le citoyen moyen[15], développera toute une série de recommandations qui deviendront non seulement la base de ce qui constituera la norme alimentaire dans l’ensemble des pays industrialisés, mais aussi de recommandations fondées sur la quantification alimentaire.

Deuxièmement, les travaux de deux nutritionnistes américaines, Caroline Hunt et Hazel Stiebeling, feront de la saine alimentation un contrepoids à la prise de poids et une véritable construction sociale, travaux qui seront par la suite repris par la santé publique de différents pays et contribueront largement à faire de la saine alimentation un passage obligé pour être en santé. Caroline Hunt, d’une part, montre à quel point certaines pratiques alimentaires modifient l’apparence du corps et risquent de porter atteinte à la santé. Hazel Stiebeling, d’autre part, installe la calorie comme mesure de facto. Ce faisant, en installant la mesure au cœur même du moindre aliment, Hazel Stiebeling met en place la possibilité de poser des jugements moraux concernant l’alimentation des gens et des impacts sur le corps de cette même alimentation.

Troisièmement, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les sociétés nord-américaines et européennes subissent de profondes mutations sociales avec l’industrialisation systématique de l’agriculture, le déplacement des populations rurales vers les villes, l’augmentation graduelle du niveau de vie, le développement du réseau routier et autoroutier, l’expansion de la banlieue, l’arrivée sur le marché du travail de plus en plus de femmes, la sédentarisation croissante des emplois (développement du secteur tertiaire), l’implantation de la télévision, le développement rapide du marketing, etc. Conséquemment, le complexe agroalimentaire, avec l’expansion soutenue du réseau d’épiceries et de supermarchés, avec le développement de l’industrie des additifs et des préservatifs alimentaires, avec l’innovation de la chaîne de froid, ajuste son offre avec l’arrivée du TV Dinner (le consommateur mange de plus en plus devant la télévision et un peu moins à la table), des mets préparés, congelés et surgelés pour cette société où les membres du ménage disposent de moins en moins de temps pour cuisiner. Conséquemment, comme il a été précisé dans le chapitre précédent, une infrastruture de la prise de poids est en place qui favorise la prise de poids.

Quatrièmement, avec la publication, au milieu des années 1950, des premiers résultats de la Framingham Heart Study, chaque aliment devient potentiellement un vecteur de menaces, d’incertitudes et de peurs pour la santé. Le mauvais cholestérol, devenu l’ennemi numéro un à combattre, est décrété responsable de plusieurs problèmes coronariens. La graisse, sous toutes ses formes, qu’elle s’épande dans le corps ou qu’elle loge dans certains aliments, est traquée. Dans cette perspective, le corps obèse devient le concentrateur de toutes ces menaces pour la santé, car celui-ci est gavé de calories et de graisses qui conduisent au développement de problèmes métaboliques et cardiovasculaires. Ce faisant, la surveillance quasi systématique de tout ce qui est ingéré est une pratique à adopter pour contrer la prise de poids.

Cinquièmement, tout au cours du XXe siècle, la publication successive par la santé publique de guides alimentaires officiels, dans l’ensemble des pays industrialisés, et l’implantation graduelle de l’industrie du contrôle de la prise poids, arrivent non seulement comme une réponse à cette abondance alimentaire et à l’ingestion de plus en plus croissante de calories, mais correspondent aussi à une prise de conscience collective du problème de la prise de poids et de ses impacts sur la santé des populations.

Sixièmement, avec l’arrivée de ces aliments ou molécules possédant la capacité de surseoir aux effets délétères d’aliments jugés malsains, de prévenir plusieurs problèmes de santé et d’assurer la santé et de la maintenir — fibres alimentaires, Omega-3, huile d’olive, antioxydants, thé vert, petits fruits rouges, vin rouge, polyphénols —, tout un discours de l’aliment réparateur ou préventif s’est installé pour inciter à la saine alimentation. Conséquemment, le corps obèse suggère que son propriétaire ne consomme pas en quantité suffisante ces produits qui pourraient l’éloigner d’autant de la prise de poids.

Au terme de ce parcours, une chose apparaît clairement : la saine alimentation n’est pas seulement une affaire de nutrition, mais une manière de penser le corps, la santé et la responsabilité individuelle. Construite au fil du siècle par la science, les politiques publiques et les industries alimentaires, elle impose un cadre qui façonne nos choix, nos pratiques et nos jugements. Comprendre cette construction, c’est se donner les moyens de penser autrement nos habitudes alimentaires — et de reconnaître que « bien manger » relève autant du social que du biologique.

© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / [2020-2025]


RÉFÉRENCES

[1] Berger, P., Luckmann, T. (1986), La construction sociale de la réalité, Paris : Klincksieck.

[2] Notre recension de la littérature historique nord-américaine et européenne a surtout mis en lumière le fait que les Américains, avec la force économique de leur complexe agroalimentaire et de leur complexe scientifique à l’échelle planétaire, ont été à l’avant-garde de plusieurs démarches en matière de santé publique, car le problème de l’obésité s’est très rapidement présenté à eux, et ce, dès la fin du XIXe siècle. Les autres pays développés s’inspireront largement des démarches entreprises aux États-Unis et les adapteront par la suite à leurs propres contextes socioculturels.

[3] Durkheim, E. ([1894] 2002), Les Règles de la méthode sociologique, Paris : Payot, p. 18.

[4] Hasler, C. M. (2008), « Evidence for Health Claims on Food: How Much Is Enough? Health Claims in the United States: An Aid to the Public or a Source of Confusion? », Journal of Nutrition, vol. 138, n° 6, p. 12165-12205.

[5] Constant, J. (1997), op. cit.

[6] Rizos, E. C., Ntzani, E. E., Bika, E. et al. (2012), op. cit.

[7] Cann, P. A., Read, N. W. (1984), op. cit.

[8] Fotuhi, M., Mohassel, P., Yaffe, K. (2009), « Fish consumption, long-chain omega-3 fatty acids and risk of cognitive decline or Alzheimer disease: a complex association », Nature Clinical Practice in Neurology, vol. 5, n° 3, p. 140-152.

[9] Il importe de préciser le rôle prépondérant de la recherche scientifique américaine en matière de nutrition du début du XXe siècle jusqu’au début des années 1980, recherche qui aura un impact sur les recommndations qu’adopteront par la suite les services de santé publique de plusieurs pays industrialisés. Les travaux de Caroline Hunt, de Hazel Stiebeling, de la Framingham Heart Study et du sénateur McGovern (Food Guide Pyramid) en sont un bon exemple.

[10] Schwartz, H. (1986), op. cit., p. 42.

[11] Vickery, H. B. (1944), « Biographical Memoir of Russell Henry Chittenden », National Academy of Sciences Biographical Memoirs, vol. 24, p. 86.

[12] Chittenden, R. H. (1907), The Nutrition of Man, London : Heinemann.

[13] Atwater, W. O. ([1889] 1910), « Principles of Nutrition and Nutritive Value of Food », Farmer’s Bulletin, n° 142, Washington: Government Printing Office.

[14] Atwater, W. O. (1894), « Foods: Nutritive Value and Cost », Farmer’s Bulletin, n° 23, Washington: Government Printing Office.

[15] Vickery, H. B. (1944), op. cit., p. 86-89.