IA ET UNICITÉ TECHNOLOGIQUE
L’unicité technologique implique que toutes les technologies, qu’il s’agisse d’outils classiques ou d’IA, lorsqu’elles existent et se montrent efficaces, sont inévitablement mobilisées et appliquées, chacune influençant le monde à sa manière.
L’unicité technologique relie toutes les innovations, passées et présentes
Une trame commune fédère toutes les technologies, aussi différenciées soient-elles, et c’est ce qui en constitue leur unicité. Qu’il s’agisse de la bombe atomique, du gaz moutarde, d’un téléphone intelligent ou d’une voiture autonome, « l’homme est placé devant un choix exclusif, utiliser la technique comme elle doit l’être selon les règles techniques, ou ne pas l’utiliser du tout ; mais impossible d’utiliser autrement que selon les règles techniques[1]. » L’idée est la suivante : les technologies ne relèvent d’aucune morale, elles sont. Il n’existe pas de technologies dédiées à la paix ou des technologies dédiées à la guerre ; elles peuvent aussi bien être l’une ou l’autre à la fois.
Le gaz moutarde, arme chimique développée au tournant du XXe siècle, a été largement utilisé sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, tuant des milliers de soldats. En 1917, pendant plus de trois semaines, 14 278 militaires mourront des effets de ce gaz[2]. Comme le souligne Cook, « avec le gaz moutarde, il n’y avait aucune bravoure, pas de héros, juste des hommes tombant à genoux, la gorge oppressée, lentement asphyxiés. C’était une mort horrible, il n’y avait aucune échappatoire[3]. » Ironie de l’Histoire, l’une des plus fameuses victimes du gaz moutarde est un jeune caporal allemand âgé de 29 ans, Adolf Hitler lui-même, devenu temporairement aveugle lors d’un assaut lancé contre les Alliés sur le front Ouest en 1918.
En 1943, la campagne italienne fait rage. Le président Roosevelt, ayant eu vent que les forces de l’Axe, non seulement disposent d’importants stocks d’armes chimiques, mais s’apprêtent également à en faire bientôt usage, autorise l’expédition d’armes contenant du gaz moutarde sur le théâtre militaire méditerranéen. En août 1943, Roosevelt lance un avertissement : « Toute utilisation de gaz par les forces de l’Axe sera immédiatement suivie par une attaque en règle sur les entrepôts de munitions, les ports et toutes autres installations militaires[4]. »
Le 18 novembre 1943, le navire marchand John Harvey, commandé par le capitaine Elwin Knowles, navigue depuis le port d’Oran en Algérie jusqu’au port de Bari en Italie transportant plus de 2 000 bombes, chacune contenant entre 60 à 70 livres de gaz moutarde. Le 2 décembre 1943, un avion allemand attaque le port de Bari où mouillent plusieurs navires en attente de déchargement. L’attaque aérienne, promptement menée, tue environ 1 000 personnes, coule 17 navires, incluant le John Harvey, qui s’envole en fumée dans une fantastique explosion, laissant s’échapper sur la ville un nuage de gaz moutarde toxique[5]. Résultat de l’opération : plus de 628 militaires hospitalisés souffrant de symptômes liés au gaz moutarde, dont 83 décédés un mois plus tard, et autant de civils, sinon plus[6].

L’avenir sera technologique, parce qu’on vous l’a promis. Un avenir radieux, bien sûr. Une marche inexorable vers le progrès, où l’intelligence artificielle résoudra tout, des crises économiques aux affres existentielles, en passant par le climat et la démocratie. Mais derrière les promesses léchées et les slogans lénifiants, que nous vend réellement le discours technologique ? Une vision du futur, ou un programme pré-écrit, verrouillé, où l’innovation ne se discute pas, elle s’accepte.
Le général Dwight Eisenhower (1890-1969) dépêche alors sur les lieux le lieutenant-colonel Stewart F. Alexander (1914-1991) du Chemical Warfare Medecine. Pendant plus d’un an, Alexander examine les effets du gaz moutarde. Après plus de 617 autopsies, il en arrive à la conclusion que le gaz moutarde détruit la plupart des globules blancs, suggérant que le gaz s’attaque tout particulièrement à la moelle osseuse. Poussant plus loin sa réflexion, il formule l’hypothèse que, si le gaz moutarde affecte la division des globules blancs, il pourrait également retarder la division des cellules cancéreuses. Partant de là, Alexander recommande l’utilisation de composés de gaz moutarde pour le traitement de certains cancers. Ironiquement, les traitements de chimiothérapie, qui sauvent aujourd’hui des vies, tirent leur origine de la famille des gaz moutarde[7], qui eux, servaient à tuer les soldats sur les champs de bataille.
Il faut ici préciser, qu’en 1942, un an avant la tragédie de Bari, deux pharmacologues de l’Université Yale, Louis Goodman (1906-2000) et Alfred Gilman (1908-1984), étudient, sous le couvert du secret militaire, le mécanisme actif du gaz moutarde. Leur étude, fondée sur un modèle animal, met en lumière que la méchlorétamine tue efficacement les cellules anormales. Les observations du lieutenant-colonel Alexander confirment non seulement leur approche, mais les essais cliniques ultérieurs démontrent un certain succès chez des patients cancéreux[8]. C’est la naissance de la chimiothérapie. C’est, une fois de plus, l’impératif technique à l’œuvre : un traitement obtenu à partir d’un gaz mortel initialement développé à des fins militaires, mais le processus inverse aurait pu être tout à fait possible.
Certes, on peut affirmer qu’utiliser la bombe atomique est mal et affirmer aussi que concevoir un réacteur nucléaire qui fournit de l’énergie à toute une population est bien, malgré tout ce que peuvent en dire les écologistes. Certes, on peut affirmer que développer la voiture autonome diminuera les accidents routiers, que son déploiement réduira les émissions de gaz à effet de serre, et que son adoption massive modifiera en profondeur l’utilisation du réseau routier, ce qui ne peut qu’être bénéfique pour tous. Dans le même souffle, avec exactement les mêmes technologies à base d’intelligence artificielle développées pour la voiture autonome, on peut concevoir des drones militaires également tout aussi autonomes. Certes, les protocoles qui permettent le déploiement d’Internet ont permis de rendre accessible tout le savoir humain à travers la technologie du navigateur, mais ces mêmes protocoles ont aussi servi à développer les réseaux sociaux et à permettre à des millions de gens de déverser leur fiel et leur haine à propos de tout et de rien.
Comme le souligne Jacques Ellul : « Il est certain qu’une presse de haute tenue intellectuelle, de grande élévation morale, ou bien ne serait pas lu […], ou bien provoquerait à la longue une réaction violente contre toute forme de société technique, non par les idées qu’elles répandraient, mais parce que l’homme n’y trouverait plus l’exutoire indispensable, les instruments de décompression de ses passions refoulées[9]. »
Et il en va de même avec cette technologie qu’est celle de la télévision. Depuis qu’elle est massivement entrée dans les foyers au début des années 1960 dans les pays industrialisés, les télédiffuseurs ont systématiquement été confrontés à ce choix : faut-il ou non produire uniquement des contenus de haute tenue intellectuelle et les diffuser, sachant fort bien que si on procède ainsi on risque de provoquer une réaction de rejet face à la télévision ? Conséquemment, plus les contenus diffusés à partir de cette technologie qu’est la télévision rejoignent le plus large public possible, plus cette technologie sera utilisée. Dans le même ordre d’idées, c’est en partie par l’intermédiaire des réseaux sociaux numériques que les gens trouvent un exutoire indispensable, un instrument de décompression de leurs passions refoulées.
Autre exemple, les technologies numériques ont dématérialisé la musique, l’ont libéré des supports matériels que sont le disque de vinyle et le CD, l’ont rendu accessible à tous à partir d’un téléphone intelligent ou d’un lecteur de musique numérique transportable sur soi. Dans le même souffle, ces technologies ont non seulement mis à mal et de façon drastique le mode de rémunération des artistes, mais elles ont poussé la dématérialisation au point de rendre la musique une simple diffusion en continu (streaming) qui ne retourne que des centimes aux auteurs, alors que les consommateurs y trouvent, pour leur part, largement leur compte en ne payant presque rien. Il est donc faux de prétendre que « ce n’est pas la technique qui est mauvaise, [et que] c’est l’usage que l’homme en fait[10] », comme si le seul fait de changer l’usage des technologies faisait disparaître les inconvénients dont elles seraient porteuses.
Toujours dans le même ordre d’idées, l’essor fulgurant de l’intelligence artificielle depuis le début des années 2010 illustre cette logique de neutralité technique et d’unicité. Les systèmes de génération de texte, d’images ou de vidéos, comme Gemini 3, Sora, ChatGPT, DALL·E ou MidJourney, permettent d’automatiser des tâches créatives, de faciliter l’apprentissage ou d’améliorer l’efficacité professionnelle. Mais ces mêmes outils peuvent produire de la désinformation, des deepfakes, ou automatiser des contenus trompeurs à une échelle sans précédent. L’IA montre que, quel que soit le domaine d’application, la technologie conserve sa trame fondamentale, fédérant des usages aussi variés que possibles et ne se limitant à aucune morale intrinsèque.
Dans le domaine médical, l’IA progresse à un rythme comparable à celui des technologies militaires reconverties en applications civiles. Des algorithmes de diagnostic assisté par ordinateur identifient des maladies à un stade précoce avec une précision parfois supérieure à celle d’un spécialiste humain. Toutefois, ces systèmes peuvent être biaisés, entraînant des diagnostics erronés ou discriminatoires selon les populations analysées. Comme pour le gaz moutarde transformé en chimiothérapie, la frontière entre utilité et danger reste étroite et dépend largement des choix humains dans le design et la régulation des systèmes.
L’intelligence artificielle bouleverse également l’économie et la société. Les modèles prédictifs optimisent la logistique, la publicité et la production industrielle, tout en redistribuant le pouvoir économique au profit des entreprises capables de déployer ces technologies. Parallèlement, la surveillance algorithmique, l’exploitation des données personnelles et la manipulation d’opinions publiques montrent combien les mêmes outils peuvent accentuer les inégalités et influer sur la démocratie. La puissance de l’IA ne se juge donc pas seulement à sa capacité technique, mais à l’usage que la société en fait.
L’éthique de l’IA devient dès lors un enjeu central au moment où les systèmes deviennent plus autonomes et imprévisibles. Des débats internationaux émergent pour encadrer les robots militaires autonomes, la reconnaissance faciale ou la décision algorithmique en matière judiciaire ou sociale. Comme l’a souligné Ellul pour les médias et la télévision, la société doit trouver un équilibre entre efficacité technique et préservation des valeurs humaines, sous peine de créer des systèmes qui, bien que techniquement impeccables, génèrent des effets sociaux ou politiques indésirables.
Enfin, l’IA illustre parfaitement le dilemme de la transposition technique à grande échelle. Une technologie conçue pour la commodité, la sécurité ou la créativité peut être utilisée pour l’exploitation, le contrôle ou la manipulation. La neutralité de la machine ne protège pas l’humanité des choix qu’elle autorise, car l’histoire des technologies, du gaz moutarde à la télévision, puis à l’IA, montre que la responsabilité humaine dans l’usage reste centrale : ce n’est jamais l’outil seul, mais l’ensemble des décisions autour de son développement et de son déploiement, qui déterminera si la technologie sert le progrès ou le danger, confirmant ainsi l’unicité technique qui relie toutes les innovations, passées et présentes.
© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue / [2020-2025]
Balado tiré de cet article
RÉFÉRENCES
[1] Ellul, J. ([1977] 2004), Le système technicien, Paris : Calmann-Lévy, réédition Le Cherche midi., p. 91.
[2] Goodman, L. S., Gilman, A. (1965), The Pharmacological Basis of Therapeutics, 3rd ed., New York : Macmillan Publishing Co., p. 1345.
[3] Cook, T. (1999), No Place to Run, Vancouver : UBC Press.
[4] Roosevelt, F. D. (1943), « Statement Warning the Axis Against Using Poison Gas », The American Presidency Project, June 8.
[5] Pechura, C. M., Rall, D. P. (1993), Veterans at Risk: The Health Effects of Mustard Gas and Lewisite, Atlanta : National Academies Press.
[6] Faguet, G. B. (2005), The War on Cancer: An Anatomy of Failure, A Blueprint for the Future, The Netherlands : Springer.
[7] Hirsch, J. (2006), « An Anniversary for Cancer Chemotherapy », The Journal of the American Medical Association, vol. 296, n° 12, p. 1518-1520.
[8] À ce jour, plus de 10 éditions de leur célèbre ouvrage « The Pharmacological Basis of Therapeutics ».
[9] Ellul, J. ([1977] 2004), op. cit., p. 89.
[10] Idem.
