La grammaire du déclin de Donald Trump :
un classique qui ne vieillit jamais

L’obsession de Donald Trump pour le déclin de l’Europe et la civilisation occidentale n’a rien d’original : elle réactive une vieille tradition intellectuelle, celle des penseurs crépusculaires du XIXe siècle qui voyaient déjà l’Occident sombrer sous le poids des élites défaillantes, de l’immigration et de la modernité. En fait, depuis le XIXe siècle, une lignée d’auteurs, comme Baudelaire, qu’on appelle parfois penseurs crépusculaires, ceux qui voient la modernité comme un long couchant civilisationnel, ont forgé une rhétorique obsédée par la fin imminente d’un monde.

En sens, ce qui frappe, en lisant la Stratégie de sécurité nationale publiée sous la deuxième présidence Trump, c’est la proximité quasi-miroir entre ce registre crépusculaire et le discours MAGA. Non pas parce que Trump lirait Spengler en secret entre deux activités partisanes, mais parce qu’ils puisent dans la même grammaire culturelle : celle du déclin, du danger existentiel, des élites traîtresses, et de la nécessité d’une restauration héroïque.

Depuis Spengler, et même avant lui, une cohorte de penseurs crépusculaires annonce régulièrement que l’Occident glisse vers son effondrement final. En les lisant, on a parfois l’impression que chaque génération découvre, avec un frisson dramatique, que la fin du monde est encore une fois imminente. La Stratégie de sécurité nationale produite sous la deuxième présidence Trump s’inscrit exactement dans cette tradition : lorsqu’elle affirme que l’Europe pourrait « disparaître comme civilisation », elle ne fait que rejouer, avec sa propre emphase, un vieux refrain qui date au minimum de l’ouvrage Le Déclin de l’Occident de Spengler. On pourrait presque croire que la rhétorique du crépuscule est une ressource renouvelable : plus on l’utilise, plus elle repousse.

L’autre élément, tout aussi familier, est la quête obsessionnelle de l’ennemi intérieur. Au XIXe siècle déjà, les théoriciens de la dégénérescence voyaient dans le cosmopolitisme, les élites trop raffinées, ou l’arrivée de populations étrangères les signes d’une désagrégation morale irrémédiable. Rien de neuf sous le soleil, même couchant, lorsqu’on lit aujourd’hui que l’Union européenne « sape » la souveraineté, que les migrants « transforment » le continent ou que la natalité déclinante mine la vitalité des nations. Le discours MAGA reprend ici avec un certain enthousiasme le logiciel du nationalisme palingenésique décrit par Roger Griffin : un récit du déclin qui appelle, presque mécaniquement, une renaissance héroïque. On change les noms propres, mais la structure reste étonnamment stable, comme si ces narratifs disposaient d’une garantie à vie.

Dans cette logique, la figure du restaurateur providentiel est indispensable. Ceux qui, à la fin du XIXe siècle, rêvaient d’un pouvoir fort pour remettre la civilisation sur ses rails, auraient probablement trouvé dans la rhétorique trumpienne un air de famille rassurant. « Rétablir la prééminence américaine », « réinstaurer la stabilité », ressusciter la doctrine Monroe en doctrine Donroe, tout cela procède du même imaginaire que celui analysé par Federico Finchelstein : un populisme autoritaire persuadé qu’un bon coup de volant, donné par la bonne personne, pourrait compenser un siècle de déclin supposé. L’idée qu’un seul dirigeant puisse inverser le cours de l’histoire a quelque chose de lyrique ; on se demande presque comment personne n’y avait pensé avant.

Ce catastrophisme, loin d’être un simple tic rhétorique, devient aussi un outil de politique étrangère. Depuis le XIXe siècle, l’idée de crise permanente, théorisée magistralement par Reinhart Koselleck, sert à justifier les ruptures, les états d’exception, les redéfinitions d’alliances. La version trumpienne de cette posture reprend la logique avec application : fin des « migrations de masse », rupture avec un ordre mondial jugé trop lourd, « paix par la force ». Le monde est décrit comme une sorte de jungle instable où les États-Unis, lassés de jouer les Atlas planétaires, doivent désormais se concentrer sur eux-mêmes. Une vision certes dramatique, mais qui fonctionne remarquablement bien comme instrument politique : après tout, quoi de plus mobilisateur qu’une catastrophe imminente annoncée à intervalles réguliers, méthode utilisée efficacement depuis 1970 par les penseurs de l’environnementalisme.

Au bout du compte, penseurs crépusculaires et discours MAGA ne partagent pas tant une généalogie directe qu’une même manière d’habiter le monde : une civilisation en déclin, des élites incapables, un ennemi omniprésent, et la conviction que seule une rupture radicale peut éviter l’effondrement. C’est un imaginaire où la nuit tombe souvent, mais où l’on ne manque jamais de candidats prêts à rallumer le soleil. Ruth Wodak a montré à quel point ce catastrophisme méthodique est un puissant moteur affectif : il structure les identités, oriente les politiques publiques et soude des coalitions par la peur. Et, comme toute bonne dramaturgie, il semble promis à une longue carrière.

© Pierre Fraser (PhD, linguiste et sociologue), 2025


RÉFÉRENCES

  • Cento Bull, A., & Hansen, M. (2016). National populism and myths of decline. Journal of Political Ideologies, 21(1), 15–30.
  • Finchelstein, F. (2020). A brief history of fascist lies. University of California Press.
  • Griffin, R. (1991). The nature of fascism. Routledge.
  • Koselleck, R. (1959). Kritik und Krise: Eine Studie zur Pathogenese der bürgerlichen Welt. Karl Alber.
  • Spengler, O. (1918). Der Untergang des Abendlandes. C. H. Beck.
  • Wodak, R. (2015). The politics of fear: What right-wing populist discourses mean. Sage.