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L’avenir sera technologique – parce qu’on vous l’a promis. Un avenir radieux, bien sûr. Une marche inexorable vers le progrès, où l’intelligence artificielle résoudra tout, des crises économiques aux affres existentielles, en passant par le climat et la démocratie. Mais derrière les promesses léchées et les slogans lénifiants, que nous vend réellement le discours technologique ? Une vision du futur, ou un programme pré-écrit, verrouillé, où l’innovation ne se discute pas – elle s’accepte ?
Cet essai s’attaque à la mécanique du langage technologique, à ses prophètes et à ses mirages. Pas de technophobie, pas d’enthousiasme béat : juste un démontage minutieux d’une rhétorique bien huilée qui vend l’inévitable sous les traits du désirable. En s’inspirant de Nietzsche, Cioran et Barthes, L’IA nous promet un avenir radieux traque les illusions, les silences et les contradictions du discours dominant. Car si l’intelligence artificielle est un phénomène technique, elle est d’abord un phénomène linguistique : un langage qui se pare d’évidence pour mieux dissimuler ce qu’il engage réellement.
Un essai incisif, qui refuse de se laisser hypnotiser par les promesses d’un avenir déjà écrit.
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Le discours technologique, depuis la Révolution industrielle, n’a pas seulement investi l’imaginaire collectif, il l’a structuré, lui a imprimé une direction, un horizon qui semble couler de source, comme une rivière enchantée dont le lit serait creusé par des ingénieurs du progrès. Depuis ses balbutiements, il s’est imposé en prophète du progrès inéluctable. Marconi nous promettait la paix mondiale par la magie des ondes radio. Avec Internet, on a misé sur l’avènement d’une connectivité sans frontière, d’un monde enfin uni sous le règne de l’échange absolu – un paradis numérique où les différences s’évanouiraient dans un grand nuage de données. Et pourtant, sous cette fresque lumineuse se tapissent des logiques de pouvoir, des mécanismes de contrôle qui orientent sournoisement, mais efficacement, nos choix collectifs, nos représentations du monde, nos trajectoires sociales. Étrange utopie où chaque avancée semble se traduire par un nouveau mode de surveillance.
Partant de là, l’hypothèse qui sous-tend cette réflexion est simple : le discours technologique fonctionne comme une mécanique rhétorique bien huilée qui promet un avenir radieux, une issue forcément positive, pour mieux occulter ce qu’il engage réellement, c’est-à-dire une mainmise sur les imaginaires, une direction imposée, une mise en scène du progrès qui masque son propre déterminisme. Il ne raconte pas seulement l’avenir, il l’écrit, le fige, le vend comme une nécessité plutôt qu’un choix. Et le meilleur dans tout cela ? Ce n’est même plus une question de persuasion, mais d’évidence. Qui oserait remettre en cause la marche triomphale de l’innovation, si ce n’est quelques esprits chagrins accrochés à leur vieille machine à écrire ?
Ce discours n’est pas neutre. Bien au contraire ! Il ne se contente pas de décrire le monde ; il le façonne, l’oriente, l’enferme dans un récit où la technologie est toujours la solution. Elle résout tout, du réchauffement climatique aux crises existentielles, avec une élégance algorithmique qui force l’admiration. Les promesses de révolution numérique, de démocratisation du savoir, d’émancipation individuelle par l’intelligence artificielle ne sont pas de simples perspectives : elles agissent comme des incantations performatives, des assertions qui créent la réalité qu’elles décrivent. La technologie n’est donc plus un outil parmi d’autres, elle devient la clé de voûte du monde à venir, un messie électronique auquel il faudrait adhérer sans réserve, sous peine d’être relégué au rang de technophobe primaire. Et dans ce récit, toute critique devient suspecte, rétrograde, irrationnelle – un acte de barbarie intellectuelle contre la marche triomphale du progrès. Refuser de croire en la promesse technologique, c’est s’exclure du grand festin du progrès, ou pire, c’est oser demander le menu.
L’une des stratégies les plus insidieuses du discours technologique repose sur une trame narrative qui se répète inlassablement : un problème insurmontable ou un problème que l’on forge de toutes pièces, une solution technologique providentielle ou une solution technologique qui n’avait pas besoin d’exister, un futur radieux. Quelle surprise ! Cette structure narrative opère en deux temps : (i) dramatisation d’un contexte de crise – qu’il s’agisse du climat, des inégalités, de la productivité, de la guerre ou de la fracture sociale ; (ii) imposition d’une innovation comme réponse absolue, générant un horizon d’attente utopique. Résultat ? Une prophétie autoréalisatrice où l’innovation se justifie par la nécessité d’éviter le pire, un peu comme un pompier pyromane qui allumerait lui-même les incendies pour prouver l’utilité de sa lance à eau dernier cri. Mais rassurez-vous, tout cela n’est que pour notre bien, évidemment.
Cette mise en scène du progrès n’est pas anodine. Elle repose sur des mécanismes discursifs qui neutralisent la critique, étouffent le doute, verrouillent les représentations. À force de marteler des termes-clés comme « innovation », « révolution », « bien-être » ou « démocratisation », le discours technologique façonne une grammaire de l’espérance. Et quelle espérance ! Un avenir radieux, préemballé et livré clé en main, où toute résistance serait une forme d’ingratitude. En faisant du progrès technique une évidence, on occulte les conflits idéologiques et les asymétries de pouvoir qui l’accompagnent.
Ce déterminisme technologique n’est pas qu’un récit séduisant, loin de là ! Il est avant tout un cadre contraignant, une machine à produire du consentement. Il transforme des choix politiques et économiques en fatalité, en trajectoire unique et indiscutable. Et ceux qui incarnent ce discours – ingénieurs, entrepreneurs, industriels, politiciens – ne sont pas de simples acteurs neutres, puisqu’ils endossent le rôle de prophètes, de visionnaires, et ce pouvoir symbolique leur confère une légitimité incontestable. Leur parole n’est plus seulement technique, elle devient une parole d’autorité, un énoncé qui façonne le réel. Et c’est là le tour de force ultime : proposer une vision du progrès si ancrée, si monolithique, que toute remise en question devient un blasphème, un retour en arrière, une négation du bon sens. Après tout, qui voudrait être ce trouble-fête qui doute encore des promesses de la Silicon Valley ?
Et pourtant, sous ce vernis du progrès se jouent des rapports de force profondément inégalitaires, car si l’innovation est vendue comme une libération, elle est aussi un instrument de contrôle. Derrière les promesses de démocratisation se cachent des structures monopolistiques. Derrière les slogans d’émancipation individuelle se profile une mainmise des plateformes, une centralisation des usages, une orchestration de nos comportements à travers des infrastructures invisibles, mais omniprésentes. En naturalisant l’innovation comme une nécessité historique, le discours technologique légitime une concentration du pouvoir entre les mains d’une poignée d’acteurs économiques dominants. Mais heureusement, tout cela se fait pour notre bien.
Et c’est ici que se situe le cœur de notre questionnement : comment le discours technologique parvient-il à imposer une vision linéaire et téléologique du progrès tout en masquant les dynamiques de pouvoir qui l’accompagnent ? Un véritable tour de magie rhétorique où la main qui manipule disparaît dans un nuage de promesses. Cette question invite à une déconstruction radicale des récits technologiques, à une mise en lumière des présupposés idéologiques qui les sous-tendent. Analyser ce type de discours, c’est mettre au jour les stratégies par lesquelles il construit son autorité, dissimule les voix dissidentes et invisibilise les enjeux éthiques. Car ce qui confère à la technologie son aura prophétique, c’est aussi la manière dont ses porte-parole investissent leurs discours d’une autorité quasi-religieuse, réduisant leurs annonces à des vérités incontestables. Il ne resterait plus qu’à ériger des cathédrales en leur honneur, avec, bien sûr, une application mobile pour enregistrer les prières en temps réel.
En définitive, cet essai ne se donne pas pour mission de rejeter en bloc la technologie, mais de déconstruire les récits qui l’entourent, d’exhumer les rapports de force qu’ils masquent, d’arracher au progrès son statut d’évidence pour lui redonner sa contingence historique, sa conflictualité sociale, son incertitude politique. Il s’agit de réinjecter du doute, du débat, de l’ouverture dans une narration qui se veut close, car c’est en brisant l’illusion du déterminisme technologique que l’on pourra repenser le progrès comme un espace de choix et non comme une trajectoire figée. L’enjeu est là : faire du futur autre chose qu’un programme pré-écrit, lui rendre sa part d’indétermination et de contestation, pour que la technologie cesse d’être un dogme et redevienne un objet de débat démocratique. Ou, à défaut, une belle promesse de plus.
Pour procéder à cette analyse, nous convoquerons neuf thèmes fondamentaux, chacun jouant un rôle structurant dans l’organisation du discours technologique. Ces thèmes ne se contentent pas d’en baliser les contours ; ils en façonnent la dynamique, orientent les argumentaires et dessinent les tensions qui traversent les discours contemporains sur la technologie. En les explorant, nous mettrons en lumière les logiques sous-jacentes, les régimes de vérité qu’ils instaurent et les imaginaires qu’ils alimentent, révélant ainsi comment le discours technologique se construit, se légitime et se déploie dans l’espace social :
- le cycle infini des illusions technologiques ;
- énonciation, pouvoir et discernement ;
- les mots du progrès technologiques ;
- entre prophétie et manipulation symbolique ;
- les artifices rhétoriques ;
- valeurs et idéologies véhiculées ;
- les architectes invisibles du discours technologique ;
- circulation et réception du discours technologique ;
- impacts et effets sociaux du discours technologique.
© Pierre Fraser (PhD), linguiste et sociologue, 2025

