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Et si nous ne mangions plus pour vivre, mais pour signaler que nous mangeons bien ?
Dans une société saturée de promesses nutritionnelles, où chaque bouchée semble devoir justifier son existence par des vertus supposées, Pierre Fraser démonte avec une ironie salutaire les grands récits de la « saine alimentation ». Antioxydants miraculeux, superaliments héroïques, aliments « sans ceci » et « enrichis de cela », vins désalcoolisés et fauxmages bien pensants : l’assiette contemporaine est devenue un théâtre, une mise en scène savamment orchestrée où les discours scientifiques se muent en certitudes médiatiques, et où le plaisir de manger se dilue dans une avalanche de données et d’injonctions contradictoires.
Entre analyse discursive rigoureuse et critique sociale mordante, ce livre ausculte les discours qui façonnent notre rapport au corps, à la santé et à la consommation. Il révèle comment une hypothèse prudente devient vérité populaire, comment un aliment banal se change en talisman nutritionnel. Un essai essentiel pour réapprendre à douter, à goûter, et à déjouer les mirages d’un marketing de plus en plus intrusif.
Un plaidoyer brillant pour le retour du goût, du bon sens, et de la nuance dans nos assiettes.
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Et si l’on s’attardait, pour commencer, sur ces fruits bourrés d’antioxydants qui promettent une jeunesse éternelle et une immunité d’acier ? Grenade, myrtille, açaï, goji, kiwi – autant de noms qui résonnent comme une litanie sacrée dans les sermons bien huilés du bien-être. On nous le martèle : les antioxydants neutralisent les radicaux libres, retardent le vieillissement cellulaire, préviennent mille maux. Mais derrière cette panacée aux airs de légende moderne, que sait-on réellement ? Le corps humain, cette machine capricieuse, s’accommode-t-il vraiment de ces injections massives de molécules aux vertus supposées miraculeuses ?
Et puis, il faut bien avouer que l’histoire est belle. Un fruit cueilli à la main dans une vallée lointaine, sous un soleil bienveillant, séché avec amour par des artisans en quête de pureté nutritionnelle. Rien n’évoque mieux le naturel que ce récit soigneusement calibré. Pourtant, le chemin entre la cueillette et l’assiette moderne est pavé d’usines, de transport en conteneurs et d’emballages clinquants promettant, sur fond de vert pastel et de typographies arrondies, une santé insolente. Et si l’antioxydant devient un argument marketing plus qu’un réel bienfait, cette frénésie ne s’arrête pas aux fruits. On ne boit plus un simple jus d’orange. Non… Il faut une dose concentrée de baies de goji fermentées, enrichies en spiruline et dopées aux probiotiques. On ne mange plus une poignée d’amandes, mais un snack protéiné aux éclats de cacao cru et graines de chia, calibré pour booster les mitochondries. Le simple plaisir de manger disparaît sous une avalanche de stratégies nutritionnelles pensées pour « optimiser » chaque fonction du corps. Car oui, aujourd’hui, manger est une affaire de performance.
Et surtout, pourquoi cette frénésie du « toujours plus » ? Plus de baies exotiques, plus de jus concentrés, plus de poudres magiques à diluer dans un smoothie vert radioactif. Comme si une carotte du terroir n’était soudainement plus assez efficace. Comme si manger normalement n’était plus suffisant. Et c’est bien là tout le drame : on ne mange plus, on calcule, on optimise, on ingère non plus des aliments, mais des promesses de santé encapsulées dans un marketing habilement distillé. Manger n’est plus un acte instinctif, c’est un plan stratégique, un projet à long terme où chaque bouchée doit contribuer à un objectif précis : détoxifier, renforcer, réparer, protéger. Et dans cette quête effrénée, chaque produit se doit d’être enrichi, surchargé, boosté, comme si le simple fait de manger une tomate ne suffisait plus. Il la faut « bio », issue de semences ancestrales, cultivée dans une serre tempérée par des lampes UV simulant le climat exact des Andes. Et si elle est trop fade, on y ajoutera du lycopène en supplément, afin d’être sûr d’absorber la juste dose d’antioxydants, car qui sait si l’organisme, livré à lui-même, ne ferait pas un usage inefficace de ce trésor nutritionnel ? Et que dire des produits dits « fonctionnels », ces aliments qui ne se contentent plus de nourrir, mais qui soignent, corrigent, équilibrent ? Le pain n’est plus une simple source de glucides, il devient un vecteur de probiotiques. L’eau ne se contente plus d’hydrater, elle est enrichie en électrolytes, infusée aux extraits de lavande apaisante, filtrée par un procédé inspiré d’anciennes traditions japonaises. Tout doit être amélioré, complexifié, repensé, quitte à ce que l’acte de manger se transforme en une opération de maintenance quasi-industrielle de son propre organisme.
Le plus amusant, dans cette grande mascarade, c’est qu’après tant d’efforts pour ne manger que le nec plus ultra du bien-être, beaucoup finissent par s’offrir une friandise ultra-transformée en guise de « cheat day » ou « jour de la tricherie », comme un retour fugace à la normalité, un acte de rébellion douce contre cette tyrannie du sain. L’absurdité est totale : on s’impose des règles draconiennes pour finir par s’octroyer le droit de les enfreindre. Et pendant ce temps, le marché du bien-manger prospère, tournant à plein régime sur les angoisses et les aspirations d’une société obsédée par la perfection nutritionnelle.
Prenons les fibres alimentaires. Autrefois banales, disséminées sans ostentation dans un bol de lentilles ou une pomme croquée distraitement, elles sont aujourd’hui devenues une denrée précieuse, une star du microbiote. On les traque, on les glorifie, on les ingère avec une dévotion presque religieuse. Il ne s’agit plus de digérer normalement, mais de nourrir son armée de bactéries intestinales avec le dévouement d’un stratège en guerre bactériologique. Les barres de céréales en sont bourrées, les poudres à saupoudrer sur des yaourts sans sucre aussi. Parce que oui, bien sûr, le sucre est un ennemi. Ou plutôt, il l’est devenu depuis que la diabolisation des glucides a pris le relais de celle des graisses, elles-mêmes réhabilitées sous certaines conditions, à condition qu’elles viennent de la bonne huile, de la bonne graine, du bon label.
Mais cette obsession va bien au-delà des fibres elles-mêmes. Elles ne sont plus seulement bonnes pour la digestion, elles promettent désormais de rééquilibrer la flore intestinale, ce nouvel eldorado de la santé. Oubliez le simple transit intestinal : désormais, il faut prendre soin de son microbiote comme d’un jardin zen, avec des apports calculés, des associations de fibres solubles et insolubles, et des cures de prébiotiques qui promettent monts et merveilles. Une simple tranche de pain complet ne suffit plus, il faut qu’elle soit fermentée, enrichie en graines de lin et activée par des levures bienveillantes, prêtes à travailler en synergie avec un yaourt de soja infusé à l’inuline.
Et bien sûr, à côté des fibres héroïques, il y a les fibres maudites, les indigestes, les suspectes. Certaines, mal choisies, fermentent trop vite, déclenchent des ballonnements et des inconforts qui seront immédiatement diagnostiqués comme une intolérance alimentaire. D’autres, ingérées au mauvais moment, perturbent l’absorption des nutriments, nous exposant à des carences nutritionnelles que seule une supplémentation ciblée pourra corriger. La boucle est bouclée : un problème généré par une surconsommation ciblée appelle une nouvelle correction, un ajustement de l’alimentation, un supplément miracle. Et toujours, cette impression vertigineuse qu’on ne mange plus pour vivre, mais qu’on vit pour mieux manger.

