LE CHOC DES GÉANTS : L’ORDRE MONDIAL À L’AUBE DE 2026

La rivalité États-Unis–Chine restructure l’ordre mondial dans laquelle l’Europe se retrouve coincée.
La rivalité hégémonique entre les États-Unis et la Chine
À l’aube de 2026, la rivalité entre les États-Unis et la Chine ne relève plus d’un simple ajustement de puissance, mais d’une recomposition structurelle de l’ordre mondial. Washington ne se contente plus de défendre une position dominante héritée du XXᵉ siècle : il cherche à verrouiller l’avenir, notamment par la suprématie technologique, militaire et normative. Cette obsession de l’avance permanente traduit moins une confiance qu’une inquiétude stratégique face à la montée en gamme accélérée de Pékin. La Chine, de son côté, n’ambitionne pas nécessairement de reproduire l’ordre libéral occidental ; elle travaille à en proposer une alternative fonctionnelle, plus souple pour ses partenaires et plus cohérente avec ses propres priorités politiques. Entre ces deux pôles, l’Europe apparaît tiraillée, dépendante des garanties américaines tout en aspirant à une autonomie stratégique encore inaboutie. Les élections américaines de novembre 2026 s’inscrivent ainsi comme un moment charnière : elles pourraient soit durcir cette logique de confrontation systémique, soit introduire une phase de recalibrage tactique sans toutefois remettre en cause la rivalité de fond.
Une scène mondiale en convulsion
Le constat ici posé est simple : l’ordre international libéral, longtemps présenté comme un horizon indépassable, ne fonctionne plus comme cadre stabilisateur. Les institutions multilatérales subsistent, mais leur capacité à réguler les rapports de force s’est érodée, minée par le retour assumé des politiques de puissance. L’interdépendance économique, autrefois perçue comme un facteur de pacification, est désormais instrumentalisée comme moyen de pression stratégique. Les politiques dites « America First », prolongées sous des formes plus technocratiques, ont contribué à banaliser l’idée que la coopération n’est acceptable que lorsqu’elle sert un intérêt national immédiat. En miroir, Pékin assume une vision plus transactionnelle et hiérarchisée des relations internationales, où la stabilité prime sur les normes universelles. Le monde n’est donc pas devenu plus chaotique par accident : il est entré dans une phase de conflictualité organisée.
Un duel asymétrique, mais structurant
Le duel entre Washington et Pékin est asymétrique dans ses instruments, mais structurant dans ses effets. Les États-Unis continuent de s’appuyer sur une supériorité militaire écrasante, matérialisée par un budget de défense qui frôle le billion de dollars et irrigue l’ensemble de l’écosystème industriel et technologique. Cette puissance brute est complétée par un usage stratégique de la régulation : normes, sanctions, contrôles à l’exportation et barrières tarifaires deviennent des outils centraux de la politique étrangère américaine. L’objectif est clair : ralentir l’ascension chinoise en ciblant les segments critiques des chaînes de valeur mondiales, notamment dans les semi-conducteurs et l’intelligence artificielle. Toutefois, cette stratégie comporte un risque : en testant la résilience de ces chaînes, Washington accélère involontairement leur reconfiguration, réduisant à terme son propre levier d’influence.
La stratégie chinoise : profondeur, patience et systémicité
Face à cette pression, la Chine ne s’est pas limitée à une posture défensive. Elle a exploité avec méthode ses avantages structurels, à commencer par le contrôle de ressources clés — terres rares, métaux critiques — indispensables aux technologies de pointe. Parallèlement, elle a consolidé sa base industrielle, en privilégiant l’intégration verticale et la montée en gamme technologique. Cette trajectoire repose sur une planification de long terme, où l’innovation n’est pas laissée aux seules dynamiques de marché, mais encadrée par l’État pour servir des objectifs stratégiques précis. Loin d’être un simple rattrapage, cette stratégie vise à réduire les vulnérabilités externes et à proposer un modèle de développement capable de rivaliser avec celui de l’Occident, sans en adopter les contraintes politiques ou idéologiques.
Europe : alliée, adversaire ou pion ?
Dans ce jeu de puissances, l’Europe occupe une position inconfortable. Alliée historique des États-Unis, elle reste dépendante de leur parapluie sécuritaire, tout en cherchant à affirmer une souveraineté économique et technologique minimale. Washington perçoit cette ambition avec ambivalence : utile lorsqu’elle renforce le camp occidental, suspecte dès qu’elle s’émancipe des priorités américaines. L’ironie est manifeste lorsque les États-Unis reprochent à l’Union européenne son excès de régulation ou son autonomie stratégique naissante, tout en exerçant eux-mêmes une pression constante pour orienter ses choix industriels et numériques. L’Europe n’est donc ni un simple pion, ni un acteur pleinement souverain ; elle évolue dans une zone grise, où chaque avancée vers l’autonomie est immédiatement réinterprétée comme un risque géopolitique.
Le piège de Thucydide : une grille de lecture persistante
Cette configuration rappelle l’expression « piège de Thucydide » de Graham T. Allison, à savoir qu’il y a risque de guerre engendré par la crainte de perdre son hégémonie lorsqu’une puissance montante rivalise avec une puissance dirigeante, tout comme Athènes avait défié Sparte à l’époue de la Grèce antique. Toutefois, il ne s’agit pas d’une prophétie auto-réalisatrice, mais d’un schéma récurrent de l’histoire. La crainte du déclassement pousse la puissance dominante à multiplier les gestes de dissuasion, tandis que l’acteur ascendant interprète ces gestes comme autant de tentatives d’endiguement illégitimes. L’ironie, souvent cruelle, réside dans le fait que ces dynamiques s’installent précisément au moment où les interdépendances économiques rendent une confrontation directe coûteuse pour tous. L’histoire, comme souvent, ne se répète pas à l’identique ; elle rime.
Économie, technologie et domination : trois fronts intriqués
L’économie mondiale ressemble de plus en plus à un échiquier où chaque mouvement technologique a des implications géopolitiques immédiates. L’intelligence artificielle, les technologies quantiques et les infrastructures numériques sont devenues des pièces maîtresses, capables de conférer un avantage décisif à long terme. Les États-Unis conservent une avance dans certains segments clés, notamment grâce à leurs entreprises de pointe et à leur capacité d’attraction des talents. Mais la Chine progresse rapidement, en s’appuyant sur des niches stratégiques comme les terres rares ou l’accumulation massive de brevets. L’IA cristallise cette rivalité : elle n’est plus seulement un outil d’efficacité économique, mais un multiplicateur de puissance, au cœur d’une véritable guerre froide numérique.
Chaînes d’approvisionnement : de la dépendance au levier stratégique
Les chocs successifs — sanctions, guerres commerciales, pandémie — ont révélé la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement mondiales. Pourtant, cette vulnérabilité n’a pas conduit à un effondrement du système, mais à sa transformation. Les États et les entreprises cherchent désormais à diversifier, régionaliser ou sécuriser leurs flux, transformant l’interdépendance en levier stratégique. La dépendance n’est plus subie ; elle est calculée, négociée, parfois instrumentalisée. Dans ce contexte, la capacité à absorber les chocs devient un critère central de puissance, au même titre que la taille du PIB ou la force militaire.
2026 : l’année décisive ?
Les élections législatives américaines de novembre 2026 constitueront un moment de cristallisation politique. Une victoire républicaine renforcerait probablement la ligne dure vis-à-vis de Pékin, en accentuant les mesures protectionnistes et les restrictions technologiques. À l’inverse, un basculement politique pourrait introduire une approche plus pragmatique, cherchant à stabiliser certaines dimensions de la relation sino-américaine sans renoncer à la compétition stratégique. Dans les deux cas, il ne s’agirait pas d’un changement de paradigme, mais d’un ajustement de tempo et de méthodes. La rivalité, elle, resterait intacte.
L’expansion diplomatique et économique de Pékin
Pendant que Washington se concentre sur la dissuasion et la contrainte, Pékin élargit méthodiquement sa sphère d’influence par des instruments plus souples. Les BRICS, les partenariats régionaux et les investissements ciblés permettent à la Chine de renforcer son ancrage dans le Sud global. Cette stratégie s’accompagne d’une gestion prudente des zones sensibles, notamment autour de Taïwan, où la démonstration de force est soigneusement calibrée pour éviter l’escalade tout en maintenant la pression. L’influence chinoise ne se déploie pas dans le fracas, mais dans la durée.
Conclusion : hégémonie repensée, ordre mondial redéfini

L’issue de cette compétition hégémonique reste ouverte. Elle ne se mesurera pas uniquement à l’aune de la puissance militaire ou économique, mais à la capacité des systèmes politiques à s’adapter, à absorber les chocs et à proposer un cadre normatif attractif. Dans ce contexte, une Europe capable de réduire ses dépendances stratégiques et de parler d’une voix cohérente pourrait jouer un rôle disproportionné par rapport à sa puissance brute. Ce serait là, peut-être, la plus grande ironie d’un XXIᵉ siècle qui s’imaginait déjà affranchi des logiques de domination, et qui les redécouvre sous des formes plus complexes, plus diffuses, mais tout aussi structurantes.
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